que nous ne sommes plus capables d’aucune indignation? Non, quelque chose de plus profond se cache sous cette stupeur silencieuse : c’est que nous n’avons plus foi en nos principes, et que les uns n’osent pas et les autres ne veulent pas avouer leur incrédulité. En 1848, nous avions encore assez de foi en nos principes pour éprouver colère et indignation contre les insensés qui les exposaient à de si grands dangers; en 1871, l’attachement qu’ils nous inspirent tient à l’embarras de les remplacer et à la honte d’avouer qu’ils nous ont trompés. Nous en voulons moins à la commune d’avoir détruit une confiance qui était fort mince que de la contrainte violente qu’elle a exercée sur notre orgueil. En d’autres temps, réagir c’était nous sauver sans nous condamner; dans les circonstances présentes, c’est nous sauver peut-être, mais en nous condamnant : aussi le respect humain politique cloue-t-il nos lèvres et fait-il hésiter notre décision, et voilà au vrai l’état d’opinion où nous sommes arrivés.
Mais si nous restons muets, les ruines parlent, et éloquemment. Dans le nombre, il en est deux dont le langage, plus saisissant encore que celui de toutes les autres, est fait pour tirer les larmes des yeux les plus secs et pour remuer les imaginations les plus lentes. Une tristesse glaciale remplit la belle place Vendôme, d’où l’on dirait que la vie s’est retirée depuis qu’elle est veuve de sa colonne. Ce piédestal séparé de son glorieux trophée est véritablement funèbre ; on dirait un grand tombeau. Et c’est en toute réalité un tombeau avec ses bas-reliefs chargés d’uniformes vides, de drapeaux sans capitaines et d’armes sans combattans. La Prusse triomphante aurait voulu élever un monument en raillerie de nos défaites qu’elle n’aurait jamais aussi bien trouvé que cet étrange sarcophage sur lequel il semble qu’on lise écrit : « Ci-gît la gloire de la France. » Un tombeau involontairement élevé par le génie de la destruction, voilà pour la France moderne. Plus touchant encore peut-être est le vieil Hôtel de Ville, aussi gracieux encore sous ses ruines qu’il apparaissait grand lorsqu’il était debout. Avec ces légions d’évêques, de prévôts des marchands, d’hommes d’armes et de conseil qui se dressent encore sur sa façade, noircis, mutilés, décapités, il ressemble au spectre de l’ancienne France, dont la civilisation fut à la fois si majestueuse et si douce. Quinze siècles d’efforts, de travaux, de génie, sont là déshonorés par la flamme. La France ancienne, la France nouvelle, frappées également par des mains brutales qui ne distinguent pas, gisent couchées dans la même poussière.
Pourquoi serions-nous moins hardis que ces ruines? Pourquoi nous aussi ne parlerions-nous pas ouvertement, et ne dirions-nous pas tout haut ce que nous pensons tout bas, bien mieux ce que nous