Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

meilleure des femmes, une merveilleuse ménagère, obstinée à l’épargne, et qui gouvernait avec grand soin toute la maison. Par malheur, ma mère mourut, et sa mort fut cause de toutes mes infortunes. Ma femme suivit le convoi ; cet homme l’y aperçut, et avec le temps il la séduisit ; il avait guetté la servante qui allait au marché, il l’avait chargée de porter ses paroles, et c’est ainsi qu’il perdit la maîtresse. Il me faut ici vous dire, ô juges, — car je suis obligé d’entrer dans ces explications, — que ma petite maison a deux étages. Le premier répond au rez-de-chaussée ; l’un est l’appartement des femmes, l’autre celui des hommes. Après la naissance de notre enfant, la mère l’allaitait. Pour que, toutes les fois qu’il fallait le laver, elle ne risquât pas de tomber en descendant l’escalier dans l’obscurité, je vivais alors en haut, et les femmes en bas. L’habitude était si bien prise que souvent ma femme s’en allait dormir en bas auprès de l’enfant pour lui donner le sein et l’empêcher de crier. Cela fut ainsi pendant longtemps sans que j’eusse jamais le plus léger soupçon ; j’étais si naïf que je croyais avoir épousé la plus sage de toutes les Athéniennes. Un peu plus tard, je revins un soir à l’improviste de la campagne ; après le souper, l’enfant pleurait et faisait le méchant, c’était la servante qui l’agaçait tout exprès pour le faire crier. L’homme était en bas ; je le sus par la suite. Pour moi, j’engageais ma femme à descendre et à donner le sein à l’enfant, afin qu’il cessât de geindre. Celle-ci tout d’abord s’y refusait, comme joyeuse de me revoir après mon absence ; puis lorsque je me fâchai, et que j’insistais pour qu’elle descendît, « tu veux, me dit-elle, rester ici seul avec la petite servante, l’autre jour déjà tu étais gris, et tu l’as prise par la taille. » Je me mis à rire ; ma femme se lève, s’en va, tire la porte, comme par manière de jeu, la ferme et prend la clé. Ne me doutant de rien, ne soupçonnant rien, je m’endormis comme un bienheureux, fatigué que j’étais de ma course. Quand il fit jour, elle revint, et elle ouvrit la porte. Je lui demandai pourquoi la nuit les portes avaient battu ; elle me répondit que la lampe qui brûlait auprès de l’enfant s’était éteinte, et qu’elle était allée la rallumer chez nos voisins. Je me tus et pris cela pour argent comptant. Il me sembla bien, ô juges, qu’elle avait le visage fardé, quoiqu’il n’y eût pas trente jours que son frère fût mort ; mais je ne m’y arrêtai pas, et je sortis sans rien dire. Quelque temps encore se passa, et j’étais bien loin de me douter de mon malheur, quand je me vis abordé par une vieille qui, comme je le sus plus tard, m’était envoyée par une femme dont ce séducteur avait été l’amant ; celle-ci, irritée et voulant se venger de lui, parce que maintenant il la négligeait, l’avait surveillé jusqu’à ce qu’elle découvrît la cause de son abandon. La vieille donc, m’ayant attendu auprès de notre maison, s’approche et me dit : « Euphilète. ne crois point que ce soit par envie de me mêler des affaires d’autrui que je suis venue te trouver ; c’est que l’homme qui