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Pour s’en convaincre, il suffirait de lire le discours par lequel s’ouvre notre recueil, et qui a pour titre : Défense à propos du meurtre d’Ératosthène. C’est le plaidoyer d’un mari qui a surpris dans sa propre maison sa femme en flagrant délit d’adultère; il a puni de mort le séducteur. Accusé de meurtre par les parens de la victime, il soutient que la justice et les lois l’autorisaient à agir comme il l’a fait. Dans ce genre tout particulier que nous avons essayé de définir, ce discours est un petit chef-d’œuvre. Il débute par un exorde simple et ferme où l’on sent chez le défendeur une telle conviction de son droit qu’il paraît impossible que les juges n’arrivent pas à la partager. Vient ensuite un récit qui est un modèle de vivacité et de vraisemblance. L’orateur y a groupé avec une singulière adresse beaucoup de menus détails dont chacun a sa signification et son importance; ils ont un caractère si intime, si familier, que l’on ne songe pas un instant à le soupçonner d’avoir rien inventé ni même rien arrangé. Cela vaut, dans un tout autre ton, la célèbre narration de la Milonienne. Il reste à prouver que la loi, en cas de flagrant délit, permettait ce meurtre; quelques mots, quelques citations de textes y suffisent. On accusait Euphilétos d’avoir tendu un guet-apens à Ératosthène; il fait attester par plusieurs témoins qu’il n’y a rien eu de pareil, que, brusquement prévenu au milieu de la nuit par sa servante de la présence d’Ératosthène dans sa maison, il a couru en toute hâte chercher des amis qui l’aidassent à surprendre et à châtier l’adultère. La péroraison est courte; mais elle a de la force et de l’élévation. Ce n’est pas seulement sa propre vengeance qu’a poursuivie le mari offensé; en frappant ce séducteur, il a voulu défendre l’honneur de tous les époux, la sainteté de tous les foyers domestiques : c’est un devoir qu’il a rempli, et, loin de le punir, la cité doit s’en montrer reconnaissante. Nous aimerions à faire lire ce discours tout entier, mais nous devons nous résoudre à n’en citer que la narration. On verra par cet échantillon que les tribunaux d’Athènes avaient aussi leurs causes « grasses, » et que les avocats savaient y grouper ces piquans détails, y tracer ces tableaux de la vie intime qui font sourire les juges et l’auditoire. Laissons la parole au meurtrier d’Ératosthène.


« Juges, dit-il, lorsque je me fus décidé à me marier et que j’eus mis une épouse dans ma maison, je m’arrangeai pendant les premiers temps pour ne pas ennuyer ma femme, mais pour ne pas la laisser non plus trop maîtresse de faire ce qu’elle voudrait. Je la surveillais de mon mieux, et, comme il était naturel, j’avais l’œil sur ses démarches; mais, quand il me fut né un enfant, je commençai, pensant qu’il y avait là le plus sacré de tous les liens, à lui témoigner une entière confiance, je lui remis même toutes mes affaires entre les mains. C’était d’abord la