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parfois profit à le faire dans des ouvrages plus étendus, qui risquent de lasser l’attention de l’auditeur. Il sait trop bien son métier pour n’avoir pas à l’avance distribué ses moyens et groupé ses idées; toutefois il n’en avertit pas ses auditeurs. L’ordre est plutôt intérieur qu’extérieur, réel qu’apparent; on arrive au bout du discours sans avoir remarqué les chemins par lesquels on a été conduit. C’est là encore une précaution et un artifice qui s’expliquent par les conditions mêmes de la tâche imposée au logographe. Les juges croyaient ainsi écouter moins un plaidoyer, œuvre méditée d’une habileté professionnelle dont il eût fallu se méfier, que la conversation d’un honnête homme qui donne de bonnes raisons, parce qu’il a l’esprit net et le droit pour lui ; ne trouvant pas d’obscurité dans les idées qu’on leur exposait, ils se laissaient aller à penser qu’il n’y en avait point dans les choses, et que toute la mauvaise foi, tous les torts étaient du côté de l’adversaire.

Quant au style de ces discours, le caractère en est aussi déterminé par le besoin de produire cette même illusion. Celui qui est censé parler, c’est un homme du commun qui le plus souvent dans l’exorde se défend d’avoir jamais étudié la rhétorique ou appris à tromper les juges en poursuivant devant eux de ses dénonciations les citoyens paisibles. Sa diction doit donc se rapprocher autant que possible des allures d’un récit comme celui qu’un homme, pourvu qu’il ait du sens et du cœur, peut faire, tout ému par le danger et la conscience de son droit, devant des concitoyens, ses égaux et ses juges, dont il attend protection et justice. Un Crassus, un Cicéron n’avaient à Rome aucune raison de s’interdire les figures les plus hardies et les plus variées; ils pouvaient étaler dans leur plaidoyer toutes les pompes ou y répandre toutes les grâces d’une langue riche, colorée et savante : tant mieux pour eux s’ils faisaient admirer leur talent en même temps qu’ils défendaient les intérêts de leur client. Le goût seul était la mesure de ce qu’ils pouvaient oser comme écrivains. A Athènes, pour un Lysias ou un Isée, la première qualité du style oratoire, c’était d’être simple. Cette simplicité est bien loin d’ailleurs de la trivialité et de la grossièreté; elle a au contraire, dans le choix des mots, la justesse des termes, la merveilleuse transparence de la langue et la finesse du tour, je ne sais quoi d’aimable et d’ingénu qui a toujours charmé les délicats. Ce serait la perfection de la nature, si la nature à elle seule pouvait jamais atteindre à cette élégante pureté; c’est le dernier effort d’un art d’autant plus exquis qu’il réussit à se faire oublier.

Dans les premiers temps, l’éloquence athénienne répugnait singulièrement à l’emploi du pathétique; elle ne s’y accoutumera que