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mirait aussi chez Lysias : c’est ce que les critiques anciens appellent l’énargéia ou le don de faire voir les objets, de les mettre sous les yeux de l’auditeur, de telle sorte qu’il croie assister à la scène, à l’acte qu’on lui raconte. Le plaideur était censé rapporter ce qui lui était arrivé à lui-même; on voulait trouver dans son récit la vive impression de ce qu’il avait pensé ou senti dans tel moment, la précision d’un témoin oculaire, l’émotion de l’homme qui rapporte des événemens auxquels il a été mêlé et où ses plus chers intérêts étaient en jeu. Pour montrer ainsi aux autres les choses et les personnes, il faut commencer par se les représenter à soi-même, par s’en donner la sensation nette et forte, par créer ainsi dans son esprit une sorte d’hallucination volontaire. S’il ne remplit pas cette condition, le logographe n’atteindra pas son but, il ne se confondra pas avec son client au point que les juges ne puissent les distinguer; il ne semblera point parler dans sa propre cause.

Pour ce qui est de la composition dans ces plaidoyers, il y fallait d’abord éviter toute complication qui aurait nui à la clarté. Les plaidoyers athéniens sont courts, surtout au temps de Lysias, et cela pour plusieurs raisons. C’est en premier lieu que les tribunaux athéniens, très occupés alors, mesuraient le temps aux plaideurs, au moins pour toutes les causes d’importance secondaire; placée devant le greffier, la clepsydre, le moment venu, leur coupait impitoyablement la parole. C’est aussi que l’on ne pouvait attendre d’un simple bourgeois, tant qu’il fut obligé de se suffire à lui-même devant les juges, qu’il entrât dans d’aussi longs développemens juridiques que chez nous l’avocat, dont la vis tout entière est consacrée à l’étude des lois. Accoutumé à manier les idées générales et à commenter les textes de la loi, le logographe athénien aurait pu se donner plus libre carrière; mais il fallait tout à la fois qu’il sauvât les apparences et qu’il ménageât la mémoire de son client. Les discours de Lysias sont donc d’une brièveté qui étonnerait nos avocats, dont plusieurs sont fiers de remplir toute une audience, de parler une demi-journée sans s’arrêter; nous n’avons point dans notre recueil de plaidoyers qui aient dû prendre au tribunal plus d’une heure, et la plupart ont à peine duré la moitié de ce temps. Les juges étaient sans doute reconnaissans envers les plaideurs qui savaient épargner leurs momens. Il me paraît vraisemblable que souvent Lysias n’a point voulu remplir tout l’espace dont il disposait. Dans un cadre aussi restreint, il n’y avait point lieu à des divisions très marquées; elles eussent donné à chaque partie du discours, prise séparément, quelque chose d’étranglé et de mesquin; l’effet général aurait souffert de ce morcellement. L’orateur a un plan, mais il a soin de ne pas l’indiquer lui-même, comme il y a