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naient les procès, beaucoup d’entre eux avaient eu déjà à consulter un avocat ; d’autres se disaient qu’ils y viendraient tôt ou tard. Enfin les juges y trouvaient aussi leur compte ; ils y gagnaient un plaisir dont tout le monde à Athènes était plus ou moins friand, l’occasion d’entendre souvent les maîtres mêmes de l’éloquence leur parler par la bouche des plaideurs.

Pour que les juges, moitié de force, moitié de gré, respectassent ainsi une fiction dont ils n’étaient pas dupes, il fallait que les logographes les y aidassent de leur mieux. Plus ils étaient habiles, plus ils s’appliquaient à ne le paraître pas. Leur idéal, c’était un discours qui eut tout l’air d’être l’œuvre naïve de ce que les Grecs appelaient un simple particulier ἰδιώτης ; ils entendaient par là un homme étranger à l’art, sans habitude des assemblées et des tribunaux, un bon bourgeois qui ne se décide qu’à grand’peine, contraint par la malice de ses ennemis, à défendre son droit. Après avoir par un exorde honnête et modeste bien disposé les esprits en sa faveur, il raconte d’un ton uni et familier les faits tels qu’ils se sont passés, avec l’apparente candeur d’un homme qui ne saurait même pas comment s’y prendre pour y rien ajouter et pour les présenter sous des couleurs mensongères. Ce discours doit paraître improvisé ; il faut que l’on y sente s’épancher, comme elle le ferait sans apprêt ni effort dans une conversation entre amis, l’âme d’un honnête homme ; il faut que son caractère et ses habitudes d’esprit semblent s’y révéler à son insu dans un récit sincère où rien n’est voulu ni calculé ; il faut que l’on y entende parler l’homme même tel que l’ont fait la nature, la vie, l’âge, la condition sociale.

Lysias excelle à produire cette illusion ; il était célèbre chez les anciens pour son éthopœia, c’est-à-dire pour l’art consommé avec lequel il donnait à chacun de ceux pour lesquels il écrivait l’accent et le ton qui lui convenaient. Il y mettait le même soin qu’un poète dramatique ou un romancier à la création de ses personnages. Il y a mieux, chaque plaideur s’exprime chez lui d’une manière plus individuelle, plus vraie qu’il ne l’aurait fait, s’il eût tiré son discours de son propre fonds. L’homme du commun, obligé de paraître en public, n’aurait pas su ou pas osé parler de l’abondance de son cœur ; il aurait craint d’être trop simple et de paraître naïf, il aurait forcé sa voix en cherchant l’éloquence, il aurait pris un langage et une attitude de commande, et se serait cru obligé, pour employer un mot familier qui rend seul notre pensée, de « poser » devant ses juges. On devine tout ce qu’y auraient perdu la vérité et la vie. Pénétrant observateur, Lysias, après avoir causé avec son client et avoir obtenu de lui, dans le silence du cabinet, un récit sincère, le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même ; il