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de loi, composé même tout le discours; mais, tandis que devant nos tribunaux le plaideur en matière criminelle est tenu seulement de répondre aux questions du président et qu’en matière civile il ne se montre point à la barre, à Athènes, il lui faut toujours porter lui-même la parole; il doit, le cas échéant, savoir braver une interruption ou improviser une courte réplique. Le concours de l’avocat rendait moins lourde pour l’Athénien cette tâche de la parole publique; mais elle ne l’en dispensait pas. Eût-il en poche le plus beau discours de Lysias ou de Démosthène, il fallait encore qu’il ne tremblât pas devant un auditoire, qu’il restât maître de ses idées et de sa langue. Tout en faisant leur part aux besoins nouveaux, cette combinaison avait le mérite de réserver le principe. Le citoyen restait toujours obligé dans une certaine mesure de suffire par lui-même à toutes les exigences de la vie publique : il ne pouvait pas plus se décharger sur un avocat du soin de sa défense que sur un mercenaire du devoir de combattre l’ennemi.


III.

Il nous reste à indiquer, d’après Lysias, quelle influence ces conditions spéciales exercèrent sur l’éloquence judiciaire à Athènes. Il doit, on peut en être sûr à l’avance, y avoir des différences très marquées entre le ton des plaidoyers attiques et celui de plaidoyers romains ou français. Autant l’avocat moderne peut parfois couvrir son client de sa personne et augmenter ainsi les chances de succès, autant l’avocat athénien est tenu de se dérober et de se faire oublier. C’est que son intervention n’est que tolérée par les juges. Si on l’avait pu, comme on l’aurait empêché de se glisser derrière le plaideur, de lui souffler les paroles qu’il répétera au tribunal! Mais par quels moyens atteindre cette fraude et la rendre impossible? Quand on entendait un homme ordinaire prononcer un plaidoyer remarquable, la plupart des juges devinaient bien vite que ce discours n’appartenait à celui qui le débitait que pour avoir été acquis à beaux deniers comptans; les amateurs savaient même dire quel logographe renommé en était le véritable auteur. « C’est du Lysias, » murmurait-on à l’oreille du voisin. « Non, répondait l’autre, je pencherais plutôt pour Isée. Remarquez cet exorde, voyez comment est traité ce lieu-commun, comment cette loi est expliquée. » En tout cas, on reconnaissait là le style d’un homme du métier; personne cependant n’était censé en rien savoir, parce que personne n’aurait pu le prouver. Les juges avaient encore deux autres raisons de fermer les yeux. Dans cette ville où foison-