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uns l’ont soutenu par des raisons spécieuses, une œuvre originale de Lysias? Platon l’aurait transcrite dans son dialogue pour faire ressortir par le contraste la noblesse et l’élévation des théories socratiques, comparées à ces pauvres inventions des sophistes. N’est-ce au contraire qu’un ingénieux pastiche, comme celui qu’il fait à plusieurs reprises, dans le Gorgias et dans le Protagoras, du style de ses interlocuteurs, des locutions et des tournures qui leur sont familières? Les deux opinions peuvent se défendre; j’inclinerais pourtant pour la dernière. Il n’était point dans les habitudes des anciens d’insérer dans leurs ouvrages des pièces de rapport, des pages écrites par une autre main. C’est ce qui explique comment Tite-Live et Tacite se croyaient obligés de refaire l’un les discours du vieux Caton, l’autre celui de l’empereur Claude, dont ils avaient l’original sous les yeux. Même en cherchant à parler comme autrui, on garde toujours quelque chose de son propre accent. Par là, on évitait Ls dissonances trop marquées; on obtenait, avec une heureuse variété de nuances, une couleur d’ensemble harmonieuse et fondue. Ce qui paraît donc le plus vraisemblable, c’est que Platon, avec sa verve enjouée et féconde, se sera diverti à copier les procédés et le tour de Lysias ; c’était montrer que, si les ennemis de la rhétorique méprisaient ces fausses beautés, ce n’était point par impuissance et par envie, qu’il leur aurait été facile, s’ils avaient daigné s’y appliquer, d’égaler ceux qui faisaient un si mauvais usage de leur talent. Si ce discours n’est point de Lysias, Platon n’aura rien négligé pour imiter sa langue et ses allures, de manière à faire presque illusion même aux contemporains. On est donc autorisé à juger jusqu’à un certain point Lysias rhéteur et sophiste d’après ce badinage où s’est joué l’auteur du Phèdre. Or l’expression n’a pas ici les hardiesses pompeuses et le luxe poétique de Gorgias, on n’y trouve qu’une élégance laborieuse et vide. Les idées manquent, et le style a partout quelque chose de froid et de compassé. Si cela n’était très court, on sentirait bientôt la fatigue.

L’Eloge funèbre des Athéniens qui avaient péri en défendant Corinthe contre les Lacédémoniens est-il de Lysias? C’est fort douteux. On a peine à comprendre que, plusieurs années après le discours contre Ératosthène, où la pensée et le style ont une si saine et si mâle simplicité, il ait écrit ces pages tout artificielles où manquent les idées, où le monotone et symétrique parallélisme de la phrase rappelle Antiphon et Gorgias. Il y a pourtant une explication plausible. Le sujet rentrait dans ce genre du discours d’apparat où Lysias avait obtenu ses premiers succès. En se retrouvant sur son ancien terrain, n’aurait-il pas été entraîné à reprendre ses vieilles habitudes de rhéteur, à retomber ainsi dans l’affecté et le