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parler dès le collège, où nous ne lui enseignons qu’à écrire; quand il entre ensuite dans la vie, il y trouve toute sorte d’occasions de continuer cet apprentissage. Chez nous au contraire, les avocats presque seuls sont toujours prêts à prendre la parole, et, comme il arrive pour tous ceux qui ont un monopole, on les trouve, non sans raison, trop enclins à en abuser. On l’a vu par l’essai du droit de réunion que nous avons fait depuis deux ans. En dehors des avocats et de ces énergumènes auxquels on ne demande, pour les applaudir, que d’aller jusqu’aux dernières limites de l’absurde, nos clubs n’ont pas groupé un personnel d’orateurs capables de se faire écouter avec intérêt. Les auditeurs sensés se seraient volontiers écriés comme Alceste :

Morbleu, vils complaisans, vous louez des sottises!


Ils souffraient de voir qu’une même ignorance des questions et de la méthode se cachait sous la brillante faconde des uns et sous les déclamations malsaines des autres; il leur venait à l’esprit une foule d’observations et de renseignemens précis qu’ils auraient voulu jeter dans le débat; mais ils n’osaient pas monter à la tribune, et tout au plus risquaient-ils une interruption qui ne servait qu’à augmenter le tumulte. Beaucoup d’hommes de bon sens se sont tus en pareil cas, parce qu’ils craignaient d’être décontenancés par la première interruption et de rester court; ils ne se sentaient point assez préparés par leur éducation à parler en public.

Il y a là une anomalie dont une société démocratique doit se préoccuper. Le vrai moyen de détrôner les hâbleurs, c’est que tous ceux qui ont des connaissances et des idées deviennent capables de les exposer quand il y a lieu, c’est que la parole n’appartienne plus seulement à ceux qui en font métier. En ceci, comme en bien autre chose, nous avons encore plus d’une leçon à prendre de l’antiquité. Nos grandes sociétés modernes ont singulièrement amélioré la destinée moyenne, le sort de l’espèce prise dans son ensemble; mais elles tendent à faire dégénérer l’individu, ce qu’Alfieri appelait la plante humaine (la pianta uomo). Les classes ouvrières, ce qui les abâtardit, ce sont nos grandes agglomérations industrielles avec l’entassement dans l’atelier, avec le travail des enfans et des femmes, avec le harassant labeur qu’imposent à tous les nécessités d’une incessante et colossale production. La bourgeoisie, malgré les apparences, est peut-être encore plus gravement atteinte. Ses fils, pour s’initier à des théories et à des arts dont la complication ne cesse d’augmenter, pour se faire une place dans la vie, sont obligés de s’imposer un effort cérébral de plus en plus pénible. Négligé au collège et après le collège, le corps ne suffit pas à porter le travail de l’esprit. Souvent, à l’âge même où il devrait être le plus