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achète la dîme d’un canton pour 1,000 bourses[1] ; il la revend le soir même pour 1,200 bourses à Nicolas, qui est moins avance dans l’amitié du gouverneur. Nicolas traite de gré à gré avec les gros propriétaires, qu’il pourrait beaucoup ennuyer, si la fantaisie lui en prenait ; les contribuables riches s’arrangent à l’amiable avec le dîmier ; à ce prix, ils sont libres de couper leur blé, de le battre et de le rentrer quand il leur plaît. Restent les pauvres gens ; ceux-là sont à la merci du fermier des impôts. D’ordinaire il les livre à des agens inférieurs, quelquefois à ses domestiques, auxquels il cède par portions les revenus à toucher. Il faut voir dans les villages aux environs d’Andrinople l’homme de la dîme, souvent un Juif ou un Arménien, aux prises avec les paysans bulgares. Son insolence, la soumission et la terreur de ceux qui se regardent comme ses esclaves, sont un des plus tristes souvenirs que laisse un voyage en Orient. Le paysan est sans défense ; il n’a ni force pour résister, ni esprit pour se retourner. Souvent des coches sur une baguette de bois sont le seul document qu’il possède pour prouver qu’il a déjà acquitté en tout ou en partie ce qu’il devait. Ainsi l’impôt passe par quatre et cinq intermédiaires ; qu’importe maintenant qu’il soit fort ou faible, ne sera-t-il pas toujours écrasant ? En 1851, M. Cor, attaché à l’ambassade de France, estimait les revenus de l’empire à 168 millions de francs tout au plus ; depuis qu’en 1861 la Turquie, comme si elle avait une comptabilité sérieuse, essaie de publier des budgets, les revenus officiels n’ont guère dépassé 300 millions. Ces chiffres, sans doute exagérés, sont bien faibles pour un empire de 36 millions d’habitans ; mais la somme que touche le trésor est-elle autre chose qu’une minime partie de ce qui a été enlevé aux contribuables ?

Les impôts en Turquie n’ont d’autre objet que de faire vivre l’aristocratie ottomane, qui exerce les charges publiques. La liste civile du sultan et les traitemens des hauts fonctionnaires accaparent le plus net des revenus ; on consacre aussi quelque argent à la marine pour que le drapeau rouge à croissant blanc puisse se promener sur les côtes, et on paie l’armée quand on le peut. Il n’est pas rare que la solde des troupes soit due depuis six mois et plus. Les petits employés aussi sont loin d’être toujours payés ; les généraux, les valis, les mollahs, ont le privilège de ne pas attendre leurs traitemens. Le président du tribunal d’appui à Andrinople touche 60,000 francs par an, le vali plus de 100,000 francs, le sous-directeur du vilayet 17,000 francs, le moutésarif et le cadi de chaque sandjak 28,000 francs, le caïmacan de kazas de 6 à 8,000 francs. Ces chiffres paraîtront très élevés pour un pays qui a de si médio-

  1. La bourse vaut 112 francs.