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sentence. Les contestations commerciales, soumises à une chambre spéciale qui porte le nom de tidjaret, sont l’objet d’un examen plus sérieux. Le plus souvent ceux de ces procès qui ont quelque importance sont soutenus par des Européens ; les drogmans y interviennent, force a été aux tribunaux de connaître nos lois, force leur a été de les appliquer ; c’est une habitude qu’ils commencent à prendre. Pour les affaires criminelles, quand les questions de race ou de religion n’y sont pas trop évidemment mêlées, la sentence est d’ordinaire équitable ; mais, comme on le pense facilement, c’est le cadi seul qui prononce, et il applique les lois du Coran. Chaque sandjak a un juge d’instruction qui, assisté de deux aides, est chargé des enquêtes. L’activité et le zèle de ce personnage sont toujours modérés. « Il n’y a pas de route, me disait l’un d’eux. Le climat de ce pays-ci est pluvieux ; les distances sont immenses ; avec la meilleure volonté du monde, je fais 5 ou 6 lieues dans ma journée. Quelle espérance voulez-vous que j’aie de saisir un voleur ou un assassin ? » Ce fonctionnaire découragé prenait placidement parti de son impuissance. Quand un crime est commis dans un canton éloigné, si les intéressés ne prennent pas l’affaire en main, avant que le juge soit prévenu et qu’il se soit décidé à se mettre en route le coupable peut être loin. Il n’y a guère que les crimes éclatans, par exemple les vols à main armée dans les lieux très fréquentés, que l’autorité ait à cœur de poursuivre. C’est qu’alors le vali a de bonnes raisons pour ne pas rester indifférent. N’est-il pas responsable de la sécurité de la province ? Les Européens qu’on trouve fixés en Orient prétendent d’ordinaire qu’en ce pays il n’y a pas de justice, que tout y est donné à la faveur ; étudier ces tribunaux leur paraît la plus étrange des naïvetés. Dans cette inextricable confusion, ils ne voient qu’un principe, le bakchich. L’ordonnance sur les tribunaux est encore nouvelle, c’est là son plus grand tort. Quant à l’intimidation que les Osmanlis exercent sur les juges, il est un peu surprenant que dans la Turquie d’Europe, où on compte 11 millions de chrétiens contre 4 millions de musulmans, la majorité, qui a le droit légal d’exprimer son opinion, se plaigne toujours de ne pouvoir le faire. Qu’on imagine les circonstances les plus défavorables, dix fois sur vingt les chrétiens peuvent essayer de parler hautement. Par malheur les vieilles habitudes sont tenaces ; on aime mieux faire de la diplomatie avec les Turcs, transiger avec eux, et, il faut dire le mot, à certains jours être leur complice. Pour les notables qui exercent les fonctions de juges, cette manière d’agir est certainement fructueuse ; mais elle ne relève ni la morale ni la dignité des raïas. Les Grecs en Turquie vous citent mille décisions scandaleuses ; vous en avez les oreilles assourdies ; je ne sais ce qui doit le plus indigner, ou de l’iniquité des juge-