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présentent quelques remontrances sur une mesure trop absurde. En général, quand vous demandez à un raïa : « Que fait le conseil ? en êtes-vous satisfait ? » il vous regarde tout étonné : le conseil tient si peu de place dans ses soucis ! À force d’insister, vous finissez par être compris. « Ah ! oui, le conseil des péké ; par la Panagia (par la Vierge), que voulez-vous qu’il fasse ? » Le mot péké veut dire oui ; il désigne en langage populaire ces assemblées où, pour le moment, les membres ne disent jamais non.


II.

Dans le vilayet de Roumélie, l’organisation des tribunaux est moins imparfaite que celle des conseils administratifs. La hiérarchie judiciaire comporte un tribunal civil et criminel par kazas, un tribunal supérieur par sandjak, une haute cour au chef-lieu de la province ; d’Andrinople, on peut appeler en cassation à Stamboul. Dans chacun de ces tribunaux, le nombre des juges ou mumeisz est de six, trois musulmans et trois non-musulmans. La loi dit qu’ils sont élus par les musulmans et les chrétiens, ce serait là une disposition d’un libéralisme inconnu aux états de l’Europe les plus avancés ; ils sont nommés par les mêmes procédés que les conseillers de gouvernement, c’est-à-dire par l’autorité administrative. Dans le sandjak et le kazas, le cadi est président de droit, la haute cour a pour chef le muffetichi ; un fonctionnaire ottoman désigné par le gouverneur assiste à toutes les séances, enfin les secrétaires sont Turcs. Aux termes de la loi, ces tribunaux devraient juger d’après les codes français, modifiés seulement dans quelques parties. Le code pénal a été introduit à Andrinople en 1866 ; il était officiellement en usage à Rutchuk dès 1864. Dans la pratique, ces tribunaux différent encore assez peu de l’ancienne justice musulmane. Les cadis et les muftis, qui ont passé leur jeunesse dans les médrésés ou écoles religieuses, connaissent le Coran ; ils ont une répugnance instinctive pour nos codes, qu’ils ne veulent pas étudier. Ces hommes, qui gardent obstinément le costume d’autrefois, représentent toujours l’ancienne Turquie. On les voit dans les mosquées, accroupis sur une natte, enseigner la loi à des élèves qui seront, comme eux, partisans des vieilles idées. Ils chantent leur leçon sur un ton traînant et se balancent sans se fatiguer, laissant tomber le corps en avant, puis le ramenant en arrière avec une régularité parfaite ; ainsi faisaient les mollahs du temps de Mahomet II et même les contemporains des Ommiades. Si vous leur parlez, ils ont peine à ne pas vous appeler giaour. Je m’étais assis dans une excursion à côté de l’un d’eux qui expliquait la loi à l’ombre d’un grand platane. « Je vois bien, me dit-il, que tout est perdu ; vous autres infi-