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la clientèle en Turquie ; le client arrive le matin chez son patron, fait antichambre des heures entières, se joint au cortège du maître quand celui-ci se rend à la mosquée, à la promenade, aux affaires. Vous voyez dans les grandes villes turques un homme suivi de vingt autres qui l’accompagnent respectueusement ; souvent il ne les connaît pas tous, mais cette foule indique son autorité. Il en était de même dans la Rome ancienne. Un client assidu et adroit trouve toujours le moyen de rendre quelque service au patron, d’attirer son regard. L’usage ottoman des présens entre hommes se rattache au même principe : la nécessité de capter un protecteur. Dès que votre situation vous y autorise, vous ne manquez pas de multiplier les cadeaux ; les belles fourrures tiennent une grande place dans ces présens, un pacha influent en reçoit par année jusqu’à deux et trois mille : c’est là une véritable fortune. Il y a dans tous les palais une chambre des fourrures, qui souvent est le trésor de la maison. Un économe de Roumélie m’en a montré avec orgueil une collection qu’il évaluait à 25,000 ; cinq ans dans un vilayet avaient suffi à la réunir. Quelquefois un pacha a le goût des fleurs ou des animaux curieux ; d’autres fois, mais plus rarement, il laisse voir la passion des antika (médailles, bas-reliefs, objets grecs et romains) ; cet archéologue improvisé possède bientôt un cabinet sinon choisi, du moins encombré. Personne ne voit mal à ces cadeaux. Il est tel ambassadeur de la Porte, très connu dans le monde diplomatique et gentleman distingué, qui chaque année envoie au ministre des affaires étrangères une bague, une broche ou quelque autre objet précieux. Dans une telle société, les majordomes, les économes, les eunuques, les jeunes esclaves même exercent une réelle influence. Un client ne néglige aucun des serviteurs qui voient le maître dans l’intimité ; de là un art de l’intrigue qui est arrivé en Orient à la perfection. Il faut souvent vivre longtemps avec les domestiques avant de devenir pacha ; comment alors ne pas garder de sympathie pour ces hommes d’une condition inférieure ? À tout prendre du reste, le fonctionnaire le plus élevé a leurs goûts, leurs habitudes, leur éducation. Dans ce sens, l’aristocratie ottomane conserve toujours des caractères très démocratiques. Le pacha actuel d’Andrinople a eu des débuts modestes ; il est, dit-on, fils d’un pauvre boulanger chrétien de Roumélie. Dans sa jeunesse, un Turc puissant l’a pris à son service ; il l’a étourkisé, selon le mot du pays, c’est-à-dire circoncis. Ce petit domestique excellait à faire le café, nul mieux que lui ne savait entretenir le feu du narghilé ; il ne quittait pas son maître, il a appris à connaître les hommes en allumant les pipes des solliciteurs. De cafedji (faiseur de café), son talent l’a élevé à la charge d’économe ; il est de-