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tagne. On s’y sent encore assez fort pour ne pas se croire déshonoré pour réparer une faute. La fausse grandeur aime à s’emprisonner dans ses propres chimères, elle prend l’entêtement pour la fermeté, l’aveuglement pour la fierté, et elle se précipite à travers des rêves vers des catastrophes inattendues. Les hommes d’état auxquels l’Angleterre confie en ce moment ses destinées ont bien fait, suivant nous, de chercher à écarter de l’Angleterre les dangers, les angoisses, peut-être les révolutions où pourrait l’entraîner une lutte ouverte avec les États-Unis. La vérité doit être le vrai fondement de la politique. La Grande-Bretagne ne peut supprimer les États-Unis, ni leur influence, ni leur prospérité, ni leur ardeur patriotique. Ne vaut-il pas mieux mettre de son côté tant de forces redoutables que de les avoir contre soi? Une réparation qui n’a rien d’humiliant, qui prend les formes solennelles et juridiques d’un arbitrage, est-elle une assurance trop chère contre les dangers qui naîtraient d’un état d’hostilité permanent? En obtenant la neutralité morale de l’Amérique, l’Angleterre reconquiert deux choses dans le présent : l’apaisement de l’Irlande, la liberté de son action politique; elle s’assure dans l’avenir le concours de tous les instincts secrets qui tendent à rapprocher deux nations d’une commune origine.

Il y a, jusque dans les concessions que les commissaires américains ont arrachées aux commissaires anglais, des ressources indirectes pour la fierté de la Grande-Bretagne. Ainsi que le faisait remarquer avec beaucoup de finesse sir Roundell Palmer, qui était attorney-général au moment où l’Alabama sortit de Liverpool et qui défendait récemment le traité de Washington à la chambre des communes, l’arbitrage pur et simple était beaucoup plus périlleux pour l’honneur de l’Angleterre qu’un arbitrage dont elle a elle-même consenti à définir les bases. Dans le traité Clarendon-Johnson, la tâche des arbitres n’était point délimitée; ils pouvaient toucher à tout, aller jusqu’à critiquer la proclamation de neutralité de la reine; ils pouvaient infliger à la nation anglaise un blâme que son orgueil eût subi avec bien plus de ressentiment qu’un simple sacrifice pécuniaire. Si au contraire les arbitres, laissés sans guide, sans programme d’arbitrage, avaient exonéré l’Angleterre, les États-Unis, justement irrités, étaient pour ainsi dire autorisés à lancer à la première occasion autant d’Alabamas qu’il leur plairait. Sir Roundell Palmer croit encore aujourd’hui que l’Angleterre n’a manqué à aucune de ses obligations strictes pendant la guerre de la sécession; mais il la félicite d’avoir volontairement posé des règles nouvelles de droit international, et d’accepter ces règles dans un arbitrage nettement circonscrit. Il voit dans cet acte de sagesse et de modé-