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mer, la nation anglaise commençait véritablement à les ressentir. Il faut avoir vécu en Angleterre pour bien comprendre comment l’opinion publique s’y forme et s’y modifie, comment elle se prête graduellement à la toute-puissance des faits, avec quel art patriotique une presse intelligente sait réconcilier les passions du moment avec les intérêts du pays. A quoi avaient servi à l’Angleterre les sauvages violences de l’Alabama ? Elle voyait revivre le commerce américain, la prospérité des États-Unis prendre de nouveaux élans; elle retrouvait partout l’hostilité américaine, dans l’arrogance croissante de la Russie, dans les révoltes de l’Irlande. Défiante, isolée, en face d’une Europe livrée aux hasards, elle éprouvait une sorte d’inquiétude vague et douloureuse; elle était irritée contre elle-même, car elle avait manqué à toutes ses traditions : elle avait toujours été dans le passé le champion des droits de la belligérance, et elle avait abattu de ses propres mains toutes les limitations des droits de la neutralité. Elle s’était aliéné une nation qui tenait à elle par tous les liens de la race, de la religion, des mœurs, de la littérature, qui, pour être sa rivale, était toujours sa parente. En fait, il y avait entre les États-Unis et l’Angleterre une question de sentiment bien plus qu’une question d’intérêts; mais ce sont les blessures morales qui sont les plus lentes à guérir. M. Adams avait bien exprimé dans son langage contenu les tristesses de ses concitoyens lorsque, prenant congé de lord John Russell, il lui écrivait : ç’a été mon chagrin d’observer pendant la durée d’une si étonnante révolution un degré d’apathie et de froideur là où mes compatriotes avaient tout droit d’attendre une chaude et sérieuse sympathie; si pendant ces grandes épreuves la voix de l’encouragement de ce côté de l’Atlantique ne leur est trop souvent arrivée qu’avec des accens douteux, je conserve l’espoir que le résultat auquel nous sommes arrivés finira par corriger le manque de foi et de confiance dans notre fidélité à une cause juste. »

Cet espoir ne devait pas être trompé : la conversion de l’Angleterre, il faut lui rendre cette justice, n’a pas seulement été causée par la prospérité nouvelle des États-Unis, par le sentiment d’un isolement plein de périls ; il l’a été aussi par la conduite des États-Unis depuis la guerre de la rébellion. Jamais nation n’a montré plus que la nation américaine de sagesse et de modération dans la victoire. Les guerres civiles sont, dit-on, les plus cruelles de toutes; mais on ne trouvera rien dans le triomphe des États-Unis qui l’ait déshonoré. Jefferson Davis est encore vivant, le général Lee est mort tranquillement parmi les siens, les propriétés des rebelles leur ont été rendues. En portant Grant au pouvoir, les Américains n’ont point nommé un dictateur; il n’y a rien de changé dans les