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elle laissait tomber cette parure de statues et de colonnes triomphales, et, sentant que le Turc approchait, elle portait déjà son propre deuil.

C’était bien pis encore à l’époque où le voyageur français Pierre Giles, en 1529, visita la capitale de l’Orient. Les Ottomans étaient là depuis soixante-seize ans. Ces « âpres ennemis de l’art vitruvien, ces Turcs plus forts qu’Hercule lui-même, » continuaient à loisir l’œuvre de destruction. Les Grecs, courbés sous le joug depuis près d’un siècle, redevenus barbares au contact de leurs maîtres barbares, ne savaient plus l’histoire de leurs ancêtres ; ils impatientaient le curieux voyageur de leurs niaises explications sur les colonnes et sur les serpens. Les Vénitiens, riches et vandales comme des Anglais de 1826, achetaient les obélisques renversés pour en orner leurs églises de l’Adriatique. Le sensible archéologue pouvait à peine retenir ses larmes. Ce n’était pas de voir l’hippodrome en ruine qui l’affligeait le plus, c’était de voir « les ruines insultées. » Il y avait là, étendues à terre, des colonnes de 22 pieds de long, la base jetée d’un côté, le chapiteau de l’autre. On les sciait par le travers comme des bûches de bois ; on en faisait des dalles à paver les bains, des boulets de marbre pour l’artillerie de Soliman. Ces beaux chapiteaux antiques, les barbares les retravaillaient à leur goût : on les creusait pour en faire des pétrins de boulanger ! « Ce qui mettait le comble à ma douleur, c’était la vue d’une médaille que je venais de ramasser : on voyait d’un côté Bélisaire triomphant dans l’hippodrome du roi des Vandales et Justinien qui accueillait le triomphateur, de l’autre l’effigie de Bélisaire avec cette légende, à laquelle la vue de cette désolation donnait un sens cruellement ironique : Gloria Romanorum ! »

Aujourd’hui on voit, sur une des places de Stamboul, deux grands obélisques qui sont là on ne sait pas bien pourquoi, et un petit monument de bronze à demi engagé dans des décombres. Le sol est grossièrement nivelé ; mais on se prend à songer aux Hercules de bronze, aux Vénus de marbre blanc, dont les débris sont peut-être enfouis là. C’est tout ce qui reste de l’hippodrome, c’est tout ce qui reste des grandes luttes des verts et des bleus, de ce qui, pendant six cents ans, passionna jusqu’à la démence la plus grande et la plus civilisée des sociétés du moyen âge.


Alfred Rambaud.