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bibliothèque du nord par M. Riant, est en voie de publication. Inconnu jusqu’ici, il prend dignement sa place à côté du maréchal de Champagne ; ils sont les deux premiers qui aient écrit l’histoire des Français en langue française. Or, tandis que Villehardouin, tout occupé de mener à bien l’expédition dont il a la responsabilité, ne peut que nous assurer d’une manière générale, et en jurant sa parole de maréchal, que Constantinople est la plus splendide cité qu’on vit jamais, Robert de Clary, simple chevalier banneret, s’est donné le plaisir de visiter en détail sa conquête. Il a parcouru Constantinople, admiré les hautes colonnes triomphales au sommet desquelles des moines excentriques avaient élu domicile ; il a demandé des renseignemens sur leurs bas-reliefs aux Grécules ignorans, qui lui répondaient invariablement que c’étaient les signes de ce qui devait arriver un jour ; enfin le hasard de ses investigations l’a conduit à l’hippodrome, et il ne peut contenir son admiration à la vue de tant de chefs-d’œuvre de bronze et de marbre, de ces tribunes « moult cointes et moult nobles, où l’empereur et l’impératrice se séaient quand on jouait, » de ces « ymages d’hommes et de femmes, et de chevaux, et de bœufs, et de chameaux et de ours, et de lions et de moult manières de bestes jectées en cuivre qui estaient si bien faictes et si naturellement formées, qu’il n’y a si bon maistre en païenisme ne en crestienté qui sût faire aussi bien. » Ses compagnons d’armes, après la seconde prise de Constantinople, ne se laissèrent point attarder par ces nobles considérations ; ils brûlèrent, démolirent, renversèrent, jetèrent à la fournaise, firent des sols avec l’admirable Vénus dont Nicétas était amoureux. L’hippodrome, déshonoré par l’invasion et le pillage, cessa d’être pour les Grecs, même après la chute de l’empire latin, le théâtre de leurs plaisirs et de leurs rivalités. Il semble qu’ils aient commencé à fuir ce monument, qui ne faisait que leur rappeler le triomphe abhorré des hérétiques et des barbares.

Cent ans avant la conquête de Constantinople par les Ottomans, l’hippodrome était en ruine, une estampe du XIVe siècle en fait foi. Ce dessin, inexact dans les détails comme tous ceux que les Européens étaient obligés de prendre à la dérobée, en se cachant de la superstition et du fanatisme ottomans, en exposant leur vie, nous montre encore debout les colonnes de la spina et le palais de la tribune ; mais les gradins se sont en partie écroulés, les portiques sont à moitié détruits, d’informes décombres occupent l’arène, et de hideuses petites masures se sont bâties au milieu et aux dépens de ces ruines grandioses. Constantinople, encore vivante, libre, prospère, sentait déjà l’ombre de la mort s’étendre sur elle ; elle avait renoncé à tout ce qui l’avait ornée, réjouie, passionnée.