Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/793

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa bouche, entr’ouverte comme le calice d’une fleur, semblait parler, son sourire enchanteur ravissait l’âme du spectateur ; mais qui pourrait peindre ses yeux profonds, l’arc de ses sourcils, la grâce de ce corps charmant ? » Il pleurait aussi le grand Hercule, « tristement assis, accoudé sur son genou, mélancolique et rêveur sous la peau de lion ; il semblait fléchir sous le poids du destin et se décourager au souvenir de tant de labeurs et d’infortunes. » Hélas ! nos ancêtres les Francs prirent ces beaux bronzes et en firent de gros sous, ou, comme on disait à cette époque, « de la noire monnaie. »

Ainsi l’hippodrome était tout pour le peuple de Byzance. C’était là qu’on faisait et défaisait les empereurs, qu’on rendait la justice et qu’on exécutait les coupables, qu’on triomphait des barbares et des rebelles, qu’on admirait les merveilles de la nature et de l’art, qu’on s’abandonnait à la superstition et à la religion, à l’amour de la gloire et au goût du beau. Les vertus comme les vices de ce peuple, encore artiste dans sa décadence, encore païen dans son christianisme, encore orgueilleux dans son abaissement, trouvaient également à se satisfaire. L’hippodrome, ce n’était pas seulement le cirque, c’était le théâtre, le seul théâtre que tolérât l’église grecque ; c’était à la fois le Capitole et le mont Aventin, le Pœcile et le stade olympique, le forum de Rome et l’agora d’Athènes. A Constantinople il y avait trois merveilles : Dieu avait Sainte-Sophie, l’empereur avait son triclinium d’or, le peuple avait l’hippodrome.

L’hippodrome fut le premier monument élevé à Byzance ; il existait avant Constantinople, il lui a survécu. Quand Sévère voulut reconstruire Byzance, il fit d’abord l’hippodrome ; c’est sur l’orientation de l’hippodrome que Constantin bâtit le grand palais impérial, que Justinien éleva Sainte-Sophie ; l’inflexible église orthodoxe consentit à ce que la métropole de Constantinople inclinât légèrement au sud-est. L’hippodrome fit donc la loi au palais, à l’église, à la cité : à tout il imposa son orientation. L’axe de l’hippodrome, déterminé aujourd’hui par la position des deux obélisques, fut en quelque sorte le pivot autour duquel gravita le monde byzantin.

Deux anecdotes peuvent nous montrer jusqu’où allait la passion du citadin de la nouvelle Rome pour les jeux du cirque. Quand Justinien commença ses immenses constructions, le propriétaire d’une maison refusa de se laisser exproprier. On lui offrit des monceaux d’or, il persista dans son refus ; on l’emprisonna, sa constance ne se démentit pas ; on lui coupa les vivres, il souffrit en silence. Alors le préfet du palais de Justinien eut une idée lumineuse : l’empereur annonça qu’il allait donner au peuple des courses de char. À cette nouvelle, le courage abandonna le pauvre prisonnier, et, plutôt que ne pas avoir sa place au spectacle, il abandonna son patrimoine à vil prix. Un autre propriétaire ne se fit pas prier autant ; du pre-