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assez insensé pour attenter à ces droits inaliénables du peuple romain ? L’empire se fût brisé contre l’hippodrome. D’autre part, quelles précautions ne fallait-il pas pour en prévenir les abus ! Que sont nos meetings modernes à côté de cette formidable réunion du peuple byzantin ? Ils étaient là 100,000 hommes que l’orgueil de leur nombre enivrait, que la passion du jeu excitait, qu’un incident pouvait mettre hors d’eux-mêmes ; d’une querelle de cochers pouvait à tout moment jaillir une révolution. De là ce soin particulier que prenait l’empereur de tout ce qui touchait à l’hippodrome ; de là le droit qu’il s’était réservé de nommer les chefs des factions, les meneurs de cette multitude, de même que dans certaines constitutions européennes le souverain s’est réservé la nomination des présidens et vice-présidens dans les assemblées ; de là son privilège de convoquer seul les réunions hippiques, comme nos princes constitutionnels ont celui de convoquer seuls leurs parlemens. Au camp, l’empereur n’était entouré que de ses mercenaires étrangers, dans son palais fortifié que de ses courtisans, de ses chambellans et de ses gardes ; mais à l’hippodrome il se trouvait vraiment en face du peuple, qui un jour, à haute voix, lui demandait le vin et le lard à meilleur marchés un autre jour lui dictait le nom que devait porter son fils nouveau-né, ou encore, avec des cris furieux, lui dénonçait les exactions de ce « voleur de préfet. » C’est là que ce peuple, qui était l’héritier du vieux peuple romain, apparaissait à son maître, à l’usurpateur de ses droits souverains, dans sa redoutable puissance numérique, dans sa vive et changeante passion méridionale, terrible en sa gaîté comme en sa colère.

On retrouvait la religion dans tous les actes de la vie byzantine. Aussi l’hippodrome n’était point une chose profane ; les patriarches, les évêques, les higoumènes du VIe et du Xe siècle avaient renoncé aux violens anathèmes des pères du IVe siècle. L’orthodoxie byzantine consacrait même les solennités hippodromiques comme le polythéisme hellénique inspirait les jeux olympiques, qui devenaient des solennités religieuses. Au commencement des jeux, l’empereur se levait dans sa tribune et, prenant dans sa main droite un pan du manteau impérial, faisait le signe de croix sur son peuple, bénissant d’abord les gradins de droite, puis ceux de gauche, enfin ceux de l’hémicycle. Le patriarche et son clergé avaient leur place marquée dans l’hippodrome, comme les flamines et les vestales au circus maximus. Les chantres de Sainte-Sophie et des Saints-Apôtres mêlaient leurs voix à celles des chanteurs des factions et au son de leurs orgues d’argent. Les hymnes qui retentissaient dans l’enceinte de l’hippodrome étaient des chants d’église où les Byzantins trouvaient moyen de glorifier à la fois la sainte Trinité et