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sinie, qui en est restée chrétienne malgré l’Egypte musulmane, jusqu’en Russie, jusque dans l’Inde ; la Grèce inventant l’alphabet dUlphilas pour les Goths et l’alphabet de saint Cyrille pour les Slaves ; l’art byzantin provoquant partout l’émulation des artistes, depuis Venise jusqu’à Moscou.

Cependant cette fameuse rivalité des verts et des bleus, ces luttes célèbres de l’hippodrome, peuvent nous offrir comme un résumé de la mystérieuse civilisation byzantine. Dans le cirque, nous pouvons trouver tout Constantinople, tout le bas-empire : tel théâtre, tel peuple, a-t-on dit. Le théâtre des Byzantins, c’était l’hippodrome. Si les tournois sont la société féodale française, si notre Longchamps est l’image du Paris moderne, l’hippodrome c’est le miroir de la société grecque au moyen âge.


I.

Ces fameuses factions du cirque se targuaient d’une antiquité qui se perdait dans la nuit des temps mythologiques. On prétendait que l’enchanteresse Circé avait bâti le premier cirque, et qu’Œnomaüs, le roi du Péloponèse, avait attelé le premier quadrige, que Romulus avait donné aux factions leurs couleurs traditionnelles. Non-seulement elles se plaisaient, comme les loges maçonniques de notre temps, à chercher leur point de départ presque aux origines du monde, mais elles voulaient qu’on attachât à toutes les particularités de leur organisation un sens symbolique. Les évolutions des chars étaient censées rappeler les courses du soleil. De même qu’il y avait quatre élémens, il y avait quatre factions : les verts, qui représentaient la terre ; les bleus, la mer ; les rouges, le feu ; les blancs, l’air. Aussi avaient-elles pour dieux tutélaires, à l’époque du paganisme, Cybèle, Neptune, Vesta, Jupiter.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, tant que dura la république romaine, il ne fut question ni des verts, ni des bleus, ni des cochers, ni des factions : le peuple romain avait bien d’autres soucis. C’est seulement avec le pouvoir absolu des césars qu’apparaissent les frivoles et turbulentes querelles de l’hippodrome ; c’est quand le forum est « pacifié » que le cirque devient orageux. C’est alors que le fou furieux Caligula se passionne pour la faction des verts et fait charger le peuple par sa garde, parce qu’on s’est permis de huer l’un de ses cochers favoris ; c’est alors qu’on voit Néron conduire les chars sur l’arène en casaque de cocher vert, Vitellius en casaque bleue. Héliogabale et Lucius Vérus, l’indigne fils de Marc-Aurèle, étaient aussi d’enragés fauteurs de la faction verte.

Quand l’empire romain se transporta de Rome à Constantinople avec son prince, ses patriciens, son peuple, ses institutions, ses tra-