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naires, ce qui est un tempérament incompatible avec des institutions libres; excellent pour renverser la monarchie, il ne vaut rien pour fonder la république. Les paysans au contraire sont conservateurs d’instinct, mais républicains de mœurs. Si vous pouvez les convertir à la république, celle-ci sera définitivement assise. Voyez la Suisse et les États-Unis. Leur base solide, c’est la masse des propriétaires ruraux; le point menaçant, ce sont les grandes villes : ici Genève, là-bas New-York. Cette vérité avait été clairement aperçue par Aristote. D’après lui, aucun peuple n’est plus propre à fonder la démocratie qu’un peuple de laboureurs. Ils vivent simplement des fruits de leur travail, ils sont attachés à l’ordre; leurs besoins sont bornés, leur condition très semblable; ils ne connais- sent ni l’oisiveté ni le luxe, ces détestables fruits de l’inégalité, source inévitable des dissensions sociales. Vouloir fonder une démocratie libre avec l’unique appui des grandes villes et contre le gré des campagnes est la plus vaine des tentatives. Tant que l’état romain a été rempli de propriétaires libres, cultivant leur champ, il a pu constituer une république forte et glorieuse. Dès que Rome s’est peuplée d’une masse de prolétaires et d’oisifs opulens, elle est tombée dans l’empire, et, qu’on le remarque bien, elle ne pouvait y échapper. Ce n’est pas César, c’est la corruption des mœurs qui a tué la république.

J’ajouterai une dernière considération. Si l’on continue d’accorder trop d’empire à l’esprit littéraire, les institutions républicaines prendront difficilement racine. Tocqueville a montré à l’évidence comment l’esprit littéraire, devenu tout-puissant à la fin du siècle dernier, avait engagé la révolution dans une voie où elle devait périr. M. Caro vient de nous faire connaître la détestable influence que certaine littérature a exercée sur les tristes événemens dont Paris a été le théâtre. La France a toujours adoré l’esprit; elle aime les beaux discours, les livres bien écrits, les idées générales brillamment formulées, les mots vifs, les traits piquans. Mirabeau, en grand artiste qui connaît son public, avait toujours soin d’aiguiser une pensée forte en un trait piquant qu’il plaçait à la fin de ses périodes. Les Français n’ont pas toit en ceci, car c’est par les lettres qu’ils ont acquis la meilleure partie de leur renom, et qu’ils ont contribué à répandre dans le monde certains principes de justice sociale; mais parce qu’on admire les littérateurs, ce n’est pas une raison pour en faire des législateurs. Lisez les poètes et les bons écrivains, dressez-leur des statues, vous ne pouvez leur faire trop d’honneur; mais ne leur confiez pas la direction des affaires publiques, car d’ordinaire ils n’entendent même rien à gérer les leurs. Il ne faut point s’en étonner. La principale qualité d’un poète