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qualités ils sont cependant arrivés à ce résultat, que pour leur échapper la France s’est jetée dans les bras d’un tyran.

Voici quelques-unes de ces idées fausses incompatibles avec l’existence de la république. Les républicains français de la fin du siècle dernier et ceux de notre temps n’ont jamais compris ce que c’est que la liberté politique. Demandons à un publiciste américain en quoi consiste cette liberté. « La liberté régnera, dit M. Francis Lieber, quand on aura accordé les plus sûres garanties à tout acte légitime et posé les obstacles les plus efficaces contre toute intervention non indispensable du pouvoir. » Ainsi créer partout des obstacles à l’action de l’état et au contraire des moyens de défense pour l’activité individuelle, non-seulement respecter les minorités, mais dresser pour elles des refuges et des remparts, afin qu’elles puissent résister légalement à la majorité, n’admettre nulle part d’autorité omnipotente, telle est l’idée que les Américains se font de la liberté. S’emparer de l’autorité par un coup de main, proclamer la république de droit divin, organiser les pouvoirs de façon que la volonté de ceux qui dirigent la république ne rencontre nulle part de résistance, imposer par décret tout ce que l’on croit utile, mettre à néant ou réduire à l’impuissance toutes les autorités locales qui pourraient désobéir, écraser au besoin dans le sang tous ceux qui résistent à l’établissement de ce que l’on appelle la juslice, supprimer les journaux hostiles, dissiper les réunions malintentionnées, fermer la bouche aux dissidens, emprisonner les traîtres et les partisans de l’ancien régime, voilà comment on a toujours voulu fonder en France les institutions républicaines!

Les anciens n’avaient pas l’idée de la liberté individuelle telle que les Anglo-Saxons l’ont reçue de leurs ancêtres, et telle qu’ils l’ont consacrée dans leurs lois. En Grèce, comme à Rome, le citoyen était tout entier aux mains de l’état, mais la liberté existait, croyait-on, quand tous prenaient part au gouvernement. La science politique ne consistait pas à garantir les droits des individus, mais au contraire à les plier au service de la cité. L’Anglo-Saxon veut ne pas être gouverné, le Grec voulait gouverner à outrance pour atteindre le but posé à l’état. Laissez faire chacun, dit le premier, et tous seront aussi heureux qu’ils peuvent l’être, ce qui est la fin pour laquelle la société est établie. Emparez-vous de chacun, dit l’autre, ou l’ordre véritable ne s’établira jamais. En ce point, les républicains français pensent et agissent comme les Grecs, et c’est ainsi qu’ils ont tué et qu’ils tueraient encore la république.

L’homme moderne, quelque brisé qu’il soit par le despotisme et par la lassitude de ses vaines tentatives d’émancipation, ne peut se soumettre à ce régime antique : il résiste, des mécontentemens se font jour, des minorités lèvent la tête. Le pouvoir ne peut le to-