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blent tellement la vue des hommes, qu’aucun des deux partis ne voit où est son intérêt.

Autre avantage de la république : elle favorise la simplicité des mœurs et les progrès de l’égalité. Les déclamations contre la corruption des cours et sur le brouet spartiate n’ont plus de sens aujourd’hui. Cependant il reste vrai que la royauté, donnant le ton à la haute société, pousse au déploiement du luxe; on pense même en général que cela fait partie de sa mission, et c’est dans cette pensée qu’on lui accorde une grosse liste civile. L’ignorance en économie politique est si grande et l’oubli des principes chrétiens si complet, qu’on prélève, au moyen de l’impôt, des millions sur le travail, afin que le personnage le plus en vue donne, avec l’autorité inséparable du trône, l’exemple de la prodigalité. C’est, dit-on niaisement, pour faire aller le commerce. Les dépenses de luxe ne sont autre chose qu’une destruction rapide et improductive de la richesse; le salaire ne peut s’élever cependant que par l’accroissement du capital ; de sorte que du même coup on arrête l’amélioration du sort des ouvriers, et on leur donne le spectacle d’une excessive et irritante inégalité. Depuis l’antiquité, tous les moralistes païens et chrétiens ont répété que le luxe corrompt les mœurs. Nous avions récemment encore sous nos yeux la preuve de cette vérité. Le faste de la cour impériale, surexcitant dans toutes les classes le goût de la dépense, a fait pénétrer dans les familles le désordre, la gêne et souvent le déshonneur. La plupart des souverains de l’Europe sont plus raisonnables que leurs sujets; ils ne donnent pas le mauvais exemple qu’on attend d’eux et pour lequel on les rétribue. La reine Victoria vit dans la retraite; Victor-Emmanuel se plaît surtout à chasser le bouquetin, à pied comme un hardi montagnard. En Portugal, le roi adore la musique, et le roi don Fernand plante des eucalyptus, service immense qu’on appréciera plus tard. Le roi de Prusse se plaît à vivre comme un soldat. Les rois modernes vivent donc assez simplement; ils sont même portés à faire des économies. On leur en fait un reproche; c’est insensé. Il faudrait au contraire leur savoir le plus grand gré de ce qu’ils ne poussent point leurs peuples aux dépenses improductives, et pour leur en ôter la tentation il serait même sage de diminuer leur traitement. C’est certainement là un des bons côtés de la république; jamais on ne pourra reprocher au gouvernement anonyme de la Suisse de contribuer à répandre le luxe et à dépraver les mœurs. C’est précisément parce que la France est entraînée, par tradition ou par tempérament, à pécher de ce côté, qu’il faut inaugurer le règne de la simplicité au sommet des pouvoirs. Par une aveugle contradiction, ce sont les représentans des intérêts ruraux qui voudraient rétablir une cour fastueuse, eux qui devraient s’attacher à toutes les institutions qui favorisent la