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d’un temps fort court, l’administration change, un nouvel esprit préside à la direction de l’état. Cet inconvénient est si grand qu’aux États-Unis on tend de plus en plus à réélire le président sortant, afin d’éviter cette brusque interruption. Dans ce pays, où l’indépendance des institutions locales et le caractère de la nation rendent une usurpation impossible, ce remède est sans danger, et il atténue le mal. En Europe, il conduirait presque inévitablement au consulat à vie, et de là à la souveraineté héréditaire. Le chef du cabinet au contraire continue à gouverner tant qu’il conserve l’appui du parlement et la confiance du pays ; nul terme n’est fixé à la durée de sa fonction. S’il est habile, prévoyant, souple et énergique tour à tour, sa carrière peut se prolonger aussi longtemps que celle d’un ministre dans un régime absolu. Soit au pouvoir, soit dans l’opposition, il continuera à guider son pays jusqu’à la fin de ses jours, comme l’ont fait la plupart des grands ministres anglais. Le chef du cabinet exerce ainsi une sorte de royauté révocable, responsable, mais durable néanmoins, à qui ne manquent ni l’esprit de suite, ni les grands desseins poursuivis avec prévoyance et constance. De ce qui précède on peut conclure, je crois, qu’un même peuple aura plus de chances d’être bien gouverné avec un premier ministre parlementaire qu’avec un président élu directement par le peuple.

Le moyen d’assurer sous ce rapport à la république les avantages que présente la monarchie, c’est de la faire aussi gouverner simplement par un chef de cabinet. Reste à savoir si le peuple se contenterait d’une administration semblable à celle d’une société anonyme. Une république ainsi organisée serait un gouvernement de raison ; or presque partout en Europe le peuple est encore bien peu raisonnable. Il s’attache à un nom ; il attend son salut, non de lui-même, mais d’un grand homme. Dans un moment de crise surtout, il lui faut un guide à suivre, un sauveur à élever sur le pavois et à déifier ; il veut que le pouvoir s’incarne dans un chef visible. Les partisans de la république comptent pour la soutenir sur l’appui du peuple. Ils ne considèrent qu’un petit groupe de peuple, groupe d’élite puisqu’il pense comme eux. Ils oublient le vrai peuple, qui a toujours aimé les faux dieux et les tyrans, qui jadis est resté païen parce qu’il ne pouvait s’habituer aux temples sans autels, sans sacrifices, sans pompe et sans divinités, du christianisme primitif, et qui n’y est entré que quand on lui a rendu des cérémonies, des pontifes et des idoles sous forme de saints, — le peuple qui à Naples, en Espagne, en France, en Hollande, comme autrefois à Rome et en Grèce, a toujours soutenu le pouvoir absolu. C’est dans l’aristocratie que la république a trouvé partout ses plus fermes et ses derniers défenseurs. La république en effet, comme le culte des iconoclastes, est un régime spiritualiste. Il faut que la