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de la tradition. Turgot a exprimé admirablement cette idée quand il dit : « Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. » On était convaincu qu’il suffisait de découvrir la meilleure organisation politique et de la proclamer. Jamais on ne se demandait si les conditions qu’exige cette organisation idéale existaient. Rencontrait-elle des obstacles, on s’en prenait aux hommes, aux aristocrates, on criait à la trahison et on égorgeait les traîtres. Ces violences provoquaient une réaction qui emportait les conquêtes récentes de la liberté. Déjà dans la Grèce antique certains législateurs étaient meilleurs politiques. C’est avec un admirable bon sens que Solon disait : « J’ai donné aux Athéniens, non les meilleures lois qu’on puisse concevoir, mais les meilleures qu’ils puissent supporter. »

Il ne suffit pas de proclamer une loi parce qu’on la juge bonne; il faut qu’elle soit comprise et qu’elle ne soulève pas une résistance qui en détruit les avantages. C’est inutilement que vous aurez institué la république, si le peuple n’est pas disposé à faire et capable de faire ce que le maintien de la république exige; elle ne tardera pas à disparaître. C’est ainsi qu’après les guerres civiles de Marius et de Sylla Rome était mûre pour le despotisme : les conditions qui peuvent faire subsister la liberté avaient cessé d’exister. Brutus tue César; mais il désespère de la liberté. Cicéron approuve la mort du tyran, mais il voit qu’ils ne peuvent échapper à la tyrannie ; interfecto rege, liberi non sumus. C’est en vain que dans l’Orient vous tenteriez d’établir le régime représentatif; le degré d’indépendance que ce régime réclame fait défaut[1]. Le contrôle, l’opposition aux volontés du souverain étant impossibles, le pouvoir ne peut être qu’absolu. Une nation n’est donc pas libre d’adopter la forme de gouvernement la plus conforme à la raison, comme le croyait le XVIIIe siècle. Il faut tenir compte des mœurs, des idées, des lumières, des intérêts, c’est-à-dire de la situation créée par l’histoire. C’est en interrogeant la raison qu’on découvre ce qui est le meilleur; c’est en tenant compte de la tradition qu’on voit ce qui est possible.

Toutefois aucun peuple n’est absolument lié par son passé. La volonté est une force qui peut accomplir des merveilles, quand elle est persévérante, et qu’elle profite des lumières de l’expérience. Vouloir la liberté même avec passion et la proclamer comme un

  1. Quand le vice-roi d’Egypte eut établi une chambre des notables il y a peu d’années, on expliqua, parait-il, à ceux qui en faisaient partie le mécanisme parlementaire. On leur dit que les partisans du gouvernement prenaient place à droite, et les membres de l’opposition à gauche. Tous aussitôt se précipitèrent à l’extrême droite, et nul ne voulut occuper les bancs de la gauche.