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ont entrepris cette besogne, et ont fait les avances nécessaires pour la conduire jusqu’au bout. L’état a reçu d’eux des canons et des fusils, et il a ensuite mis à rançon les puissances auxquelles il a cherché querelle. Voilà une spéculation, sinon loyale, du moins bien avisée. Est-ce ainsi qu’on a procédé chez nous ? Bien loin de là. L’état a d’abord pour principe que les œuvres de la guerre le regardent seul, que seul il sait où, comment, dans quel mode, dans quelles proportions, avec quels matériaux il convient de les faire. Dès lors et naturellement il lui faut avoir pour cela des manufactures d’armes, des fonderies de canons, des ateliers de câbles en fer, d’ancres, de machines à vapeur, qui absorbent des capitaux énormes pour un travail qui n’y est pas proportionné. C’est une première condition d’infériorité ; il en est une autre plus grave, et qui explique bien des désastres inattendus. Ces manufactures, fonderies, ateliers à la main de l’état, conduits par des agens de l’état, ne s’appliquent-ils pas trop à refaire le même canon, le même fusil, le même câble, la même ancre, la même machine à vapeur ? Non pas que ces objets ne soient, comme on dit administrativement, de recette, composés de bonnes matières et soigneusement exécutés, mais ce sont des types déjà anciens, dont l’effet est connu et qui n’ajoutent rien à la défense du pays.

En temps ordinaire, cela peut suffire. Oui, quand le droit des gens n’est pas une lettre morte et qu’il a pour sanction le respect de la vie humaine, il est permis de regarder de moins près à un matériel de guerre, de n’en pas forcer les élémens, de n’y pas épuiser les ressources du pays. L’opinion exerce alors sur les passions des souverains une sorte de contrôle, tempère leur ardeur, contient leurs ambitions, calme leurs rancunes. Que dans ces termes l’état garde le travail exclusif de l’armement et y apporte son flegme habituel, le danger n’est pas grave ; mais quand la guerre n’est plus qu’un calcul, quand elle devient pour les forts un moyen de battre monnaie aux dépens des faibles, et montre en perspective, après d’implacables exactions, une mutilation de territoire, il y a lieu d’adopter d’autres règles de conduite. La nation entière doit alors chercher les moyens de défendre son bien, de disputer sa dépouille. C’est l’affaire de l’activité privée comme de la puissance publique ; les plus humbles comme les plus fiers y sont conviés, et les mieux venus seront ceux qui auront trouvé les meilleures armes contre les spoliateurs.


Louis Reybaud.