Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de se préoccuper de la question de l’acier, si les expériences commencées à Versailles sur deux canons de bronze se chargeant par la culasse avaient un résultat définitif favorable, que d’autre part au rapport du lieutenant-colonel Stoffel, le défaut de confiance dans l’acier faisait de grands progrès dans l’armée prussienne, et qu’une commission d’officiers d’artillerie, réunie à Berlin en janvier 1868, avait paru se prononcer en faveur du bronze. C’est pourtant sur de pareils documens qu’on envoyait des défis à des gens armés de pied en cap et passés maîtres dans toutes les perfidies. Sur la chemise du dossier figure ce résumé significatif : Demande : suite donnée ? Réponse : rien à faire (11 mars 1868). Toute la négociation est dans ce commentaire. En seconde comme en première instance, la cause était sinon jugée, du moins perdue.

Dussent les comités spéciaux en gémir, c’est une leçon qui ne doit pas être stérile ; elle nous coûte assez cher. La vie du huis clos est une mauvaise école ; il nous faut porter désormais ces questions d’armement, de puissance militaire, devant des hommes moins formalistes, moins pleins de leur infaillibilité. Il faut agir comme M. Frédéric Krupp, en disant bien haut ce qu’on sait et ce qu’on fait, en se mettant autant que possible en communion avec le public. Quelle œuvre que la sienne, et comme il en porte modestement et résolument le poids ! Cette responsabilité, dont tout autre serait écrasé, le soutient et l’anime ; au fond il n’a qu’un aiguillon, c’est la conscience du rôle qui lui est échu, c’est surtout le sort de cet essaim d’ouvriers qui l’a suivi aux bords de la Ruhr, qui s’est grossi sous ses yeux en tirant de lui ses moyens d’existence, et dont il a su faire autant de compagnons de sa fortune et de ses inventions. Tous ou presque tous ont à un certain degré la notion, l’instinct du moins des recherches auxquelles ils concourent et des services qu’ils rendent ; M. Krupp le sait, et il compte sur eux comme sur un autre lui-même. Aussi le voit-on mener à bien, comme en se jouant et presque sans s’en douter, ces révolutions dans les arts militaires qui décident de la chance des batailles et changent en quelques mois la destinée des empires. La fonction qu’il se réserve, c’est de garder le champ libre, le dernier mot du commandement, la faculté et la volonté d’agir.

Singulier contraste, et sur lequel il n’est pas inutile de s’appesantir : en Allemagne, c’est l’industrie privée qui dans ces derniers temps a fourni à l’état les instrumens de ses conquêtes, et, on peut le dire, un arsenal renouvelé. L’état n’a eu à se préoccuper ni de l’achat des usines dans lesquelles ces travaux s’accomplissaient, ni du choix des matières, ni des dépenses causées par l’installation de machines et d’outils sans équivalens. Ce sont des particuliers qui