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des cas, il est impossible de s’en passer, notamment pour les machines ou pièces de machines sujettes à une grande fatigue. Essen est alors la forge par excellence. Nulle part les bandages de roues de locomotives ne sont mieux traités, et, mis à l’épreuve, n’offrent plus de résistance à l’écrasement. Essen n’a pas moins réussi dans les roues pleines en acier fondu ; on les y coule d’un seul coup et d’une façon tellement sûre qu’il n’est besoin ni de les tourner, ni de les aléser. Telles qu’elles sortent du moule, elles sont prêtes à être employées, ce qui supprime toute soudure, tout lien, et diminue par conséquent les chances d’accident et de rupture. L’acier fondu a suppléé également le fer pour les essieux droits et coudés, pour les arbres de couche des machines à vapeur, les cylindres des laminoirs, les cuirasses des bâtimens de guerre, les rails à poser dans le croisement des voies. Toutes ces applications nouvelles, chaque jour mieux vérifiées et se consolidant par les résultats, ont amené aux forges d’Essen des cliens obligés, et ainsi s’est créé le plus naturellement du monde ce que M. Krupp cherchait dès le commencement, le débouché. La recette a été simple, quelques efforts servis par la supériorité des produits.

La plupart des travaux qu’on vient de citer, et surtout les arbres de couche, portent sur des lingots de 37,000 kilogrammes et de 2 mètres de diamètre. Le traitement de telles masses est un spectacle plein d’émotions. Avec les anciens appareils, il eût fallu, pour les ébranler, une centaine d’hommes agissant sur une grande pince à barres transversales servant de levier, et à chaque effort c’eût été du bruit et des cris comme accompagnement obligé de la manœuvre. Avec le marteau-pilon, plus de ces cohues ; l’équipe n’est que de douze ouvriers, l’effort est à peine visible, le silence et le sang-froid font place à l’agitation. À l’ouverture du four, devant cette masse incandescente, la poignée d’hommes semble même en disproportion avec la tâche à remplir. Involontairement on se prend à douter qu’elle en vienne à bout. Cependant, par une impulsion à peine perceptible, les mouvemens se succèdent. Au moyen de chaînes fixées à un treuil ou descendant d’une grue qui domine le champ de manœuvre, le chariot et le lingot sont tirés du four ; on met à ce dernier un collier et des liens en fer qui l’assujettissent, on le balance dans l’espace, et par un dernier tour de grue on le couche sur l’enclume comme un vaincu. Mécaniquement encore, on le retourne pour bien juger où et comment on le frappera ; alors seulement le traitement commence. Les coups, en se succédant, font vibrer et trembler le sol, les murs, les toitures, tandis que la petite équipe, reculant ou avançant ses chaînes, faisant agir ses poulies, tourne et retourne la pièce sans une grande dépense de force ; les évolutions mécaniques y ont largement suppléé.