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vie n’y est pas chère. Le pain, de seigle pur presque toujours, est fourni par une boulangerie qu’a fondée et qu’entretient la compagnie d’Essen. Les fours ont leur sole en lave et sont chauffés à la houille par deux alandiers dont on retire le combustible avant l’enfournement ; chaque four contient deux cent dix pains, et la cuisson dure trois heures. Ces pains, compactes et carrés, pèsent 3 kilogr. et coûtent en temps ordinaire 49 centimes. L’aliment est à la fois très sain et très économique. Les ouvriers le paient en jetons, qui plus tard se compensent avec des journées de travail inscrites aux feuilles de service. Un ménage de puddleurs, de fondeurs ou de lamineurs se trouve donc à l’aise avec des salaires de 5 à 6 francs par jour, et peut mettre de côté une petite épargne. Les mécaniciens sont même plus favorisés, et dans quelques cas gagnent jusqu’à 8 francs. Le travail ne se règle pas d’ailleurs à Essen par délégation comme dans beaucoup d’autres forges : point de tâche ni de sous-entreprise, mais un compte ouvert à chaque ouvrier avec les directeurs, qui lui règlent sa part individuellement sur le prix du tarif et d’après l’évaluation du tonnage. Les rapports sont ainsi simplifiés et suppriment les petites exploitations qui accompagnent presque toujours l’emploi des intermédiaires. Le caractère allemand, à tout prendre, s’y prêterait peu : l’ouvrier ici aime mieux avoir affaire au patron qu’aux camarades ; il croit que l’argent ne gagne rien à passer par plusieurs mains. L’esprit de subordination exclut d’ailleurs les arrangemens qui impliquent un calcul ou ressemblent à une menace. Le véritable Prussien ne donne pas dans de tels écarts : enfant, il a connu la discipline de l’école, adulte celle de l’armée active, homme celle des cadres successifs de la réserve. À aucune période de sa vie, il ne s’est réellement appartenu ; comment serait-il dans l’industrie autre qu’il n’a été dans l’école et dans l’armée ? Il y change de férule et de consigne, voilà tout : c’est le régime familier.

La tradition militaire est en tout cas amplement représentée à Essen. L’usine a une caserne, — on n’a pas reculé devant le mot, — qui loge 1,500 ouvriers, et naturellement ceux dont la prompte disponibilité importe le plus au travail. Le logement dans la caserne donne droit au réfectoire, ce qui complète l’assimilation. Moyennant 1 franc par jour, l’ouvrier est logé et nourri. On en a seulement excepté le café, dont les forgerons d’Essen sont grands consommateurs ; c’est, à ce qu’il paraîtrait, la boisson qui répare le mieux leurs forces et les soutient avec le plus de fruit devant les feux énervans de la forge. Aussi la voit-on circuler par brocs en fer-blanc à toutes les heures et dans tous les ateliers, toujours fumante et prête à être consommée. On a même disposé au pied de la plus grande cheminée de l’usine des foyers spéciaux et des salles