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Tout imparfaite qu’elle fût, cette invention mit M. Krupp dans son vrai chemin. Il en sentait le prix, et dans les opérations essentielles il était le premier au poste d’action. Les vieux ouvriers montrent, auprès du plus gros de ces marteaux, l’endroit où M. Krupp avait coutume de dormir quand ses aides faisaient réchauffer dans le four la pièce à marteler. Était-elle à point, on le réveillait. Il savait ce que valent le temps et l’œil du maître, surtout ce que vaut l’observation patiente, qui dans les arts chimiques est le meilleur gage du succès. L’atelier était à la fois pour lui un cabinet d’études et un laboratoire. À le voir mener à bien tout ce qu’il entreprenait, personne parmi ses hommes d’équipe qui ne crût à une cause surnaturelle ; les uns parlaient de recettes particulières, d’un tour de main, les autres d’un véritable secret transmis de père en fils. M. Krupp, il faut le dire, n’avait pas l’air de s’en défendre, il laissait croire au sortilège ; dans tous les cas, il ne se laissait ni épier ni pénétrer. Près de sa principale porte d’entrée, des affiches en trois langues interdisaient l’accès des ateliers, si bien que devant cette consigne les curieux et même les indifférens étaient tentés de se demander : Qu’ont-ils donc tant à cacher ici ?

Au fond, le secret de M. Krupp était des plus simples. Il consistait à viser en toute chose et pour chaque détail au plus de perfection possible, et à continuer l’effort jusqu’à ce que cette perfection fût atteinte. Voilà son secret, il n’en a jamais eu d’autre. Au début, s’exerçant sur une œuvre limitée, il ne s’en remettait à personne pour l’exécution ; plus tard, quand l’œuvre eut grandi, il s’attacha surtout à choisir des remplaçans qui le valussent, en les adaptant bien à leurs fonctions, en les fortifiant par une constante surveillance. C’était encore la perfection de l’œuvre qu’il avait en vue en s’associant d’autres bras, et il en fut de tout ainsi. Si quelque part, dans les travaux de son ressort, travaux de tête ou de main, M. Krupp savait un bon sujet disponible, rarement il le laissait échapper. Par ce recrutement insensible, il eut bientôt les meilleurs contre-maîtres, les meilleurs comptables, les meilleurs employés d’administration. Aujourd’hui les écritures d’Essen sont celles d’un petit état, et pourraient servir de modèles à de plus grands. Dans les départemens techniques, même sollicitude à se pourvoir de bons chefs, choisis dans la fleur des écoles polytechniques d’Allemagne, et auxquels est adjoint un docteur en droit pour les questions litigieuses et les contrats d’adjudication. Dans les instrumens de travail, même choix ; le moindre outil, comme la plus grosse machine, était d’un modèle achevé et d’un excellent service. Essen les fabriquait elle-même, et ne s’y épargnait pas ; sur aucun point, on ne l’eût prise en défaut. Vainement eût-on cherché ailleurs des matières plus pures, des façons plus soignées ; elle devançait les autres et ne s’en lais-