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Le spectacle que j’avais sous les yeux était grandiose. La clarté commençait à se dégager de l’ombre; les lignes du paysage s’accusaient déjà; derrière le mur crénelé du parc, les cimes des futaies faisaient des masses noires estompées sur le ciel gris; les façades blanches des villas s’éclairaient. Je voyais à une petite distance une compagnie de la ligne qui, vaguement voilée par un léger rideau de brume et l’arme au pied, me rappelait le fameux tableau de Pils; c’était la même attente, la même attitude. Au loin, sur les flancs du Mont-Valérien, des colonnes d’infanterie s’allongeaient et descendaient dans la plaine; elles étaient épaisses et noires. On en distinguait les lentes ondulations. Il me semblait impossible que de telles masses énergiquement lancées ne fissent pas une trouée jusqu’à Versailles.

Une fusée partit du Mont-Valérien. À ce signal, les zouaves s’élancèrent en tirailleurs. A peine avaient-ils fait cinquante pas, que le mur du parc s’éclaira de points rouges. Les Prussiens étaient à leur poste. Des soldats tombèrent dans les vignes. On n’avait pas oublié l’affaire du parc de Villiers, l’une des plus meurtrières de la campagne. Allait-elle se renouveler devant le parc de Buzenval, d’où partait une grêle de balles? Le régiment savait par une douloureuse expérience qu’une charge à la baïonnette ne ferait qu’augmenter le nombre des morts, et déjà bien des pantalons rouges restaient immobiles, couchés dans les échalas. Dispersés parmi les abris que présentait le terrain, nous tirions contre les ouvertures d’où l’incessante fusillade nous décimait. Des bataillons de gardes nationaux partirent pour tourner le parc. A leur mine, à leur allure, au visage des hommes qui les composaient, on comprenait que ces bataillons appartenaient aux quartiers aristocratiques de Paris. Ils firent bravement leur devoir, comme s’ils avaient voulu effacer le souvenir de ce qu’avaient fait ceux de Belleville à l’autre extrémité de nos lignes.

Ce mouvement prononcé, l’affaire devint plus chaude. Un rideau de fumée s’étendait au loin sur notre gauche; le mur du parc en était voilé. Il en sortait un pétillement infernal. Je cherchais toujours à envoyer des balles dans les trous d’où s’élançaient des langues de feu. Mon capitaine, qui allait des uns aux autres, me cria de prendre avec moi quelques hommes et d’enfoncer une porte qu’on voyait dans le mur, coûte que coûte. Je criai comme lui : En avant! à une poignée de camarades qui m’entouraient. Ils sautèrent comme des chacals, le vieux Criméen en tête. Une poutrelle se trouva par terre à dix pas des murs : des mains furieuses s’en emparèrent, et d’un commun effort, à coups redoublés, on battit la porte. Les coups sonnaient dans le bois, qui pliait, se fendait et n’éclatait pas. On y allait bon jeu, bon argent, avec une rage sourde, la fièvre dans les