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mais nos baïonnettes ne trouvèrent rien devant elles. La vedette ennemie avait décampé ; un sac cependant resta en notre pouvoir, un sac seulement, mais quel sac! Il est devenu légendaire dans l’histoire de la campagne. Un zouave en fit l’inventaire à haute voix comme un commissaire-priseur, devant un cercle de curieux qui riaient aux éclats. Ah ! le bon père de famille et l’aimable époux! Il y avait là dedans, mêlés à une petite provision de tabac et à un gros morceau de lard, une paire de souliers vernis, trois paires de bas de soie, deux jupons de femme, un autre en laine, un encore en fine toile garni de valencienne, deux cravates de satin, une robe de petite fille ornée d’effilés, de bonnes pantoufles bien chaudes, que sais-je encore? une camisole, deux bonnets, quatre mouchoirs de batiste, une garde-robe complète enfin, et de plus un portefeuille contenant les photographies de la famille entière. Le sac vidé, il fut impossible de le remplir de nouveau, tant ces objets étaient empilés avec art.

La capture d’un Saxon qui s’était blotti dans le grenier d’une maison où brûlait un bon petit feu acheva de nous mettre en gaité. Je m’aperçus en cet instant que le capitaine de la compagnie était en conférence avec le commandant du bataillon. — Tu vas voir, me dit tout bas le médaillé, on attend quelque chose, et on va nous inviter à nous reposer. — Il ne se trompait pas, on attendait une compagnie de francs-tireurs de la division Butter qui devait flanquer notre droite, et on nous donna l’ordre de nous coucher à plat ventre dans la neige. Il faisait un clair de lune magnifique; le plateau d’Avron était tout blanc; nous regardions devant nous, ne soufflant mot, si ce n’est à l’oreille d’un camarade. Une voix m’appela; le commandant avait demandé à mon capitaine de lui désigner un sous-officier pour aller à la recherche de cette compagnie qui n’arrivait pas et l’amener. Le capitaine m’avait nommé. Je reçus ordre de battre le plateau dans tous les sens. — Allez, et bonne chance! me dit mon capitaine, qui ne semblait pas tranquille. Je mis le sabre-baïonnette au bout de mon chassepot, et m’éloignai à grandes enjambées. — J’étais certainement flatté du choix que le ressuscité, — c’était ainsi que dans nos heures d’intimité j’appelais le capitaine R..., — avait fait de ma personne; mais je n’étais que médiocrement rassuré. Au bout de quelques minutes, je me trouvai seul dans l’immensité du plateau, errant sur un linceul de neige épaisse qui étouffait le bruit de mes pas. Je me faisais l’effet d’un fantôme. Rien autour moi; j’avais perdu de vue mes compagnons. Un silence sans bornes, intense, profond, m’entourait; j’entendais les battemens de mon cœur. Un coup de fusil dont j’aurais à peine le temps de voir l’éclair n’allait-il pas tout à l’heure me jeter par terre, ou bien n’aurais-je pas la malechance de tomber brusquement dans une