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dans les autres ports ouverts au commerce européen, les affaires se développaient d’année en année, et cependant les Européens ne trafiquaient encore qu’avec les habitans du littoral. Que serait-ce, si les 300 ou 400 millions de Chinois des provinces intérieures prenaient l’habitude d’apporter leur thé et leur soie et d’acheter en échange de l’opium ou des cotonnades ! « Quand les marchés de la Chine nous seront ouverts, qui sait les proportions auxquelles s’élèvera notre activité commerciale? Mais il ne faut pas brusquer les Chinois; il faut leur donner le temps de comprendre les effets bienfaisans de la civilisation européenne. » Ainsi s’exprimait en public, au mois de décembre 1869, M. Otway, sous-secrétaire du foreign office. C’était évidemment aussi l’avis de lord Clarendon, qui ne fut toutefois qu’à moitié dupe de la mission Burlingame. La preuve en est que les négociations sérieuses relatives à la révision du traité de Tien-tsin se discutaient alors sur place par l’entremise de sir Rutherford Alcock.

A Paris, où M. Burlingame arrivait en janvier 1870, après un séjour de trois semaines à La Haye, l’accueil fut le même avec une nuance d’indifférence due au peu de place que les affaires de Chine tiennent dans nos préoccupations. Avec la courtoisie qui est dans les traditions de la diplomatie française, on se félicitait de voir le souverain et le gouvernement de la Chine entrer en rapports actifs avec les nations qui représentent la civilisation moderne. Quant au principe dont M. Burlingame se faisait l’apôtre, on ne demandait pas mieux que de réserver à notre ministre près la cour de Pékin la solution des différends qui surviendraient entre indigènes et Européens. Tout se passa d’ailleurs en conversations : le traité de Tien-tsin restait la loi internationale des deux puissances. Un mois après, à Berlin, le chancelier de l’Allemagne du nord promettait aux ministres plénipotentiaires de l’empire du Milieu, comme les cabinets de Londres et de Paris, que la Chine serait traitée à l’avenir avec déférence et avec équité. C’était naturel; ne sait-on pas que M. de Bismarck a horreur des actes de violence? Au surplus, il se souciait alors autant de la Chine que du royaume de Tombouctou. Enfin M. Burlingame allait achever à Saint-Pétersbourg son tour diplomatique, lorsqu’il mourut dans cette ville après une courte maladie. Tout indique que c’était un homme droit et loyal dont les démarches étaient guidées par une parfaite bonne foi; mais on est tenté de croire que le gouvernement chinois, avec sa malice habituelle, n’avait confié cette mission à un étranger que pour ne pas compromettre la politique séculaire du Céleste-Empire, tout en se donnant l’apparence d’une concession aux idées européennes.