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tions cependant que cela ne pouvait pas durer toujours, faute de cheval. — Que peut-on faire là dedans? disions-nous quelquefois, tout en rendant visite aux postes avancés échelonnés le long de la ligne, à cinq cents mètres les uns des autres, et gardés eux-mêmes par des sentinelles fixes et des sentinelles volantes qui n’étaient pas à plus de cent mètres des vedettes prussiennes. Ces sentinelles, tapies dans un trou ou dissimulées derrière un bouquet d’arbres, avaient ordre de ne jamais allumer de feu pour ne pas attirer l’attention de l’ennemi. Si le froid les engourdissait, les obus les réveillaient. Il en tombait toujours quelqu’un en-deçà ou au-delà du remblai du chemin de fer. C’était l’aubaine accoutumée quand on allait relever les sentinelles ou porter les vivres aux postes avancés. Les précautions diminuaient le péril, mais ne le faisaient pas disparaître; trop de lunettes nous observaient. Un matin, au moment où ma corvée débouchait d’un chemin creux, sept ou huit obus éclatèrent. Chacun de nous se crut mort. La corvée n’y perdit qu’un bidon enlevé des mains d’un zouave. En revanche, combien de nos pauvres camarades qu’on ramenait les pieds gelés des tranchées où ils passaient la nuit!

La ferme de Londeau avait eu le sort de la ferme de Groslay. Prise pour point de mire, elle était effondrée en dix endroits. Le bataillon des francs-tireurs, qui en avait fait son quartier-général, dut l’abandonner pour se cantonner à Malassise, tandis que la division tout entière se retirait à Noisy-le-Sec, et de Noisy-le-Sec à Montreuil et à Bagnolet. Il ne fallait pas être un stratégiste de premier ordre pour comprendre que le cercle dans lequel l’armée prussienne étreignait Paris allait se rétrécissant.

J’avais profité d’un jour de répit pour demander à mon commandant l’autorisation de me rendre à Paris, que je n’avais pas vu depuis plus d’un mois. Il me l’accorda volontiers, et je pris le chemin de la porte de Romainville, où un hasard propice me fit rencontrer un de mes amis qui, en sa nouvelle qualité d’officier d’état-major du secteur, me fit passer tout de suite. Il me sembla que je tombais d’une fournaise dans une baignoire. On n’avait de la guerre que le bruit éloigné de la canonnade. Les omnibus roulaient; il y avait du monde sur les boulevards, les cafés étaient pleins; partout les mêmes habitudes et les mêmes conversations ; dans les rues seulement, une débauche de gardes nationaux. — Trop de képis! trop de képis ! me disais-je.

Quand je retournai à Malassise, le bataillon des francs-tireurs, exempté du service des tranchées et des grand’gardes, allait entreprendre un service plus actif. Il s’agissait d’expéditions nocturnes où les qualités individuelles trouveraient des occasions de se manifester. Mon capitaine me prit à part pour m’app rendre qu’un de