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dont la ligne blanche apparaissait vaguement dans la nuit me fit reconnaître l’endroit où l’avant-veille on avait déchaîné la moitié du régiment contre le parc de Villiers. Que de morts! Ils portaient presque tous l’uniforme des zouaves. On reconnaissait à la torsion de leurs membres ceux qui avaient fait quelques pas avant d’expirer; d’autres tenaient encore leur fusil avec le geste menaçant du combat. Plusieurs, étendus sur le dos, tournaient leur visage blanc vers le ciel; leurs lèvres ouvertes avaient laissé échapper un dernier cri. Toutes les sensations de la dernière minute se reflétaient comme figées par la mort sur leurs traits immobilisés. Il y avait de la stupeur, du désespoir, de la surprise, de l’effroi, puis les contractions de l’agonie. Le sentiment d’une tristesse sans bornes s’empara de moi, tandis que j’errais parmi ces cadavres dans la transparente obscurité de la nuit. J’allai de l’un à l’autre, cherchant à reconnaître ceux de mes amis que j’avais perdus; il en était deux que je tenais à revoir. Il me fallut retourner un certain nombre de ces morts couchés sur le ventre, le nez en terre. Quelques-uns, frappés à la tête, étaient méconnaissables; ils avaient comme un masque rouge sur un visage défiguré. Je me penchai pour les mieux voir; un frisson me prit quand l’un des deux amis que je cherchais m’apparut tordu et replié sur lui-même dans un creux. Il avait trois blessures faites par trois balles : l’une à la jambe, l’autre au bas-ventre; la troisième balle, entrée par la tempe, avait traversé la cervelle. Je m’agenouillai auprès de ce corps durci par la gelée; je n’y voyais plus bien. En passant mes mains sur sa veste, je sentis sous l’épaisseur du drap un objet qui avait échappé aux maraudeurs; c’était le portefeuille du pauvre mort. Je le pris et le serrai dans ma poche; je pleurais et me laissais pleurer. Un jour vint où je pus rapporter ce souvenir à sa famille; elle ne devait avoir pour consolation que de savoir que celui qu’elle regrettait était mort devant l’ennemi.

Quand je me relevai, j’avais froid jusqu’à la moelle des os. J’arrivai à un endroit où les cadavres des nôtres avaient été ramassés et couchés sur deux rangs. J’en comptai quarante-sept, parmi lesquels vingt-deux zouaves; le reste appartenait à la ligne et à la mobile, qui avaient solidement donné ; je ne savais ce que je faisais en les comptant. Parmi ces morts étendus dans les poses les plus terribles, il y avait un lieutenant-colonel de la mobile éventré par un obus; il paraissait dans la force de l’âge; l’une de ses mains était gantée, l’autre portait la trace d’une abominable mutilation : le quatrième doigt, le doigt annulaire, manquait; la trace de l’amputation était fraîche encore, on le lui avait coupé pour avoir la bague. Je jetai un dernier coup d’œil sur ce champ funèbre tout rempli de misères, et retournai vers ma compagnie, l’esprit noir, le cœur malade. Je marchai comme un homme ivre, voyant toujours ces