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encore, c’était le temps qu’on passait à chercher un ennemi qu’on ne découvrait jamais. On ne se doutait de sa présence que par les obus qu’il nous envoyait. Il en venait du fond des bois, des coteaux, des vallons, des villages, et par rafales, et personne ne savait au juste où manœuvraient les régimens que ces feux violens protégeaient. J’avais présens à la mémoire ces tableaux et ces images où l’on voit des soldats qui combattent à l’arme blanche et se chargent, avec furie; au lieu de ces luttes héroïques, j’avais le spectacle de longs duels d’artillerie auxquels l’infanterie servait de témoin ou de complice, selon les heures et la disposition du terrain. L’inquiétude des premiers momens éteinte, ce que j’éprouvais, c’était l’impatience. Ces temps d’arrêt toujours renouvelés, ces courses qui n’aboutissaient à aucune rencontre, me causaient une sorte d’exaspération morale dont j’avais peine à me défendre. Je commençai à comprendre le sens profond d’un mot qui m’avait été dit par un vieux compagnon à qui je demandais à quoi sert une baïonnette. — Cela sert à faire peur, — m’avait-il répondu. Au plus fort de mes réflexions, une balle égratigna la terre à cinq pouces de ma tête, sur ma gauche, et un éclat d’obus rebondit sur un caillou qu’il brisa à ma droite. — Toi, tu peux être tranquille, me dit un camarade, jamais rien ne t’écorchera la peau.

La nuit se faisait. Un capitaine prit avec lui une section et la plaça en grand’ garde. J’étais de ceux qui restaient sur le remblai. On nous permit de nous étendre par terre, à la condition de ne rien déboucler ni du sac ni de l’équipement, et d’avoir toujours le fusil à portée de la main. J’eus bientôt fait de mettre bas mon sac et de me coucher dans un creux, le chassepot entre les jambes. J’avais les paupières lourdes, et mes yeux se fermaient malgré moi. Il fallait que la fatigue fut terrible pour nous permettre de dormir par le froid qu’il faisait depuis deux ou trois jours. La terre avait la dureté du caillou; le thermomètre, à ce qu’on me dit après, marquait 14 degrés. Au bout d’un certain temps, j’ouvris les yeux; un ciel brillant resplendissait au-dessus de ma tête; les étoiles étaient comme des pointes de feu. Rien ne remuait autour de moi; je me sentais glacé. Je me levai pour marcher un peu et ramener la circulation par l’exercice; mes mains avaient la raideur du bois, elles ne m’obéissaient plus. Comment aurais-je fait s’il m’avait fallu prendre mon chassepot? Quelques coups de canon retentissaient au loin, un grand silence m’entourait. Je m’écartai du remblai. Mes pieds tout à coup heurtèrent un obstacle qui avait la rigidité d’un tronc d’arbre. Je trébuchai; c’était un cadavre raide et froid, parfaitement gelé. Le corps que je soulevai retomba lourdement tout d’une pièce sur le sol, avec un bruit dur; d’autres cadavres étaient répandus çâ et là dans toutes les attitudes. La vue d’un mur crénelé