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on, avait subi une crue dans la nuit, et le pont de chevalets s’était trouvé trop court. Le tablier même en avait été emporté. C’était encore un tour de cette malechance qui nous poursuivait depuis Wissembourg. Ce pont trop court m’était suspect. Il me, sembla qu’on mettait au compte de la Marne une mésaventure dont la responsabilité retombait sur nos ingénieurs. Les chuchotemens de bivouac me firent supposer bientôt que, dans leurs calculs, les constructeurs du pont s’étaient trompés d’une douzaine de métrés à peu prés. — En somme, ce n’est qu’un retard de quelques heures, disaient les optimistes.

Il est vrai que ce retard profitait aux Prussiens en raison directe du tort qu’il nous portait. — A présent ils sont avertis; nous en aurons demain des bandes sur le dos, répétaient les vieux. Le jour tomba; à six heures, l’avis passa de rang en rang qu’une distribution serait faite à Montreuil. — Ici les hommes de corvée! cria mon sergent. C’était une promenade de trois kilomètres qu’on nous proposait, et il ne dépendait pas de moi de la refuser. Un camarade me fit observer que trois kilomètres pour aller et trois kilomètres pour revenir, cela faisait six kilomètres. Il m’était impossible de discuter l’évidence de ce calcul, mais ce n’était pas une raison pour rester. Il faisait un froid vif qui rendait la marche facile. Qui sait? on aurait peut-être la chance de rencontrer un cheval mort sur lequel on taillerait un bon morceau.

Tout en causant, on avance; point de cheval mort. Des corbeaux qui volent, et autour d’une ferme en ruine pas une poule. Nous arrivons enfin et préparons nos sacs. Rien, ni pain ni viande. Dans ces occasions, le soldat ne ménage pas l’intendance; les épithètes pleuvent. Cependant on apprend tout à coup qu’il y a quelque chose. Quoi? Les sourires reviennent. On retourne aux sacs, et l’on nous distribue quelques morceaux de sucre et quelques grains de café. Tristement il fallut reprendre le chemin que nous avions parcouru. Bientôt la magnificence du spectacle qui se déroulait sous mes yeux me fit oublier ma fatigue. Je ne regrettai plus d’être venu. Tout l’horizon était constellé de feux. On en voyait dans la nuit obscure les lueurs vacillantes, qui se profilaient en longues lignes et disparaissaient dans l’éloignement. Ici c’étaient des brasiers; là des étincelles. Un vent léger secouait ces feux de bivouac qui couvraient la nuit de clartés rouges. Dans l’ombre passaient les silhouettes des sentinelles. On entrevoyait des squelettes d’arbres et vaguement les cônes blancs des tentes. J’étais seul. Derrière moi, j’entendais le pas traînant et les chuchotemens irrités de mes camarades. Du côté des Prussiens, rien; la nuit noire et profonde. Je rentrai sous la tente avec un sentiment de bien-être indéfinissable; encore ébloui par l’étrangeté de ce spectacle, où les jeux de la lumière donnaient