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croire. — Ce sont des mots en l’air pour nous amuser! disaient les uns. — On a déjà perdu trop de temps pour n’en pas perdre encore, reprenaient les autres. Mais tous, ceux qui grondaient et ceux qui raillaient, astiquaient leurs armes et passaient la revue de leurs chaussures, cette grande préoccupation du fantassin. On ne s’ennuyait plus ; on allait voir des Prussiens. Ce ne serait pas comme dans la plaine de Gennevilliers, où pas un ne se montrait jamais. Enfin, au plus fort de cette agitation et de cette impatience, le 28 novembre on reçut l’ordre de partir. Le matin, au point du jour, on forma le cercle, et la fameuse proclamation du général Ducrot fut lue aux compagnies. Quel silence partout! Arrivé au passage célèbre : « je ne rentrerai à Paris que mort ou victorieux! » un étranglement subit coupa la voix de mon capitaine. Il porta la main à ses yeux, qui ne voyaient plus. J’étais auprès de lui. — Fourrier, me dit-il en me passant la proclamation, lisez pour moi. — J’achevai cette lecture d’une voix nerveuse que l’émotion faisait trembler un peu. Il y eut un frisson dans les rangs. J’avais chaud dans la poitrine.

Le général Ducrot n’est pas mort et n’a pas été victorieux; mais faut-il lui faire un crime de quelques paroles inutiles écrites avec trop de précipitation? C’était un peu la mode alors, une sorte de manie qui s’était emparée des généraux aussi bien que des orateurs de carrefour et des gardes nationaux. Tous parlaient et prenaient à la hâte de ces engagemens superbes que les événemens ne permettent pas toujours de tenir. Souvent la mort ne répond pas à ceux qui l’appellent. Dix fois le général Ducrot a chargé bravement à la tête de ses troupes, et dix fois les balles et les obus ont tourné autour de lui sans l’atteindre. Quoi qu’il en soit, l’effet produit par les paroles du général Ducrot fut très grand ; elles électrisaient tout le monde, elles flattaient l’orgueil national. C’est un peu la faute de la France si on lui en prodigue en toute occasion; elle les aime, elle se paie de mots, et croit tout sauvé quand des phrases éclatantes sonnent à ses oreilles; mais ensuite, quand les Français se réveillent en face de la réalité triste et nue, ils crient à la trahison.

Le régiment se rendit de Courbevoie à la porte Maillot; il marchait d’un pas ferme et léger malgré le poids des sacs. Là le chemin de fer de ceinture nous prit, et nous descendit à Charonne. Il était six heures et demie du soir au départ; la nuit était donc tout à fait noire quand nous atteignîmes, rangés en colonne de marche, le bois de Vincennes, que nous devions traverser. On apercevait dans les profondeurs du bois et le long des avenues les feux de bivouac allumés. Il faisait un froid âpre et dur. Le vent qui secouait les rameaux dépouillés des arbres faisait osciller les flammes et projetait dans l’ombre des lueurs bizarres et flottantes. Des massifs étaient