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les clercs et les maîtres siégeaient toujours. Les premiers n’étaient guère que la décoration changeante du tribunal, les seconds étaient le tribunal lui-même. Les premiers ne venaient guère à la cour que dans leurs momens de loisir ou pour des procès qui avaient pour eux un intérêt particulier; les seconds faisaient de la justice l’occupation de toute leur vie.

On ne pensait pas encore, à cette époque, à avoir une magistrature permanente. Cela était à tel point contraire aux vieilles habitudes que peu d’esprits sans doute en concevaient l’idée. La cour du roi n’avait donc pas une composition fixe et arrêtée. Le roi en nommait les membres pour chaque affaire ou tout au plus pour chaque session ; mais s’il changeait fréquemment ses juges barons ou évêques, il n’avait garde de changer de même ses légistes. Ces hommes nécessaires étaient appelés chaque année. Par une nomination annuellement renouvelée, ils se perpétuaient sur leurs sièges. Il arriva ainsi que, presque sans y penser, on créa une magistrature permanente.

Tous ces changemens s’opérèrent à la longue, graduellement, et d’une manière si insensible que les contemporains ne paraissent pas les avoir remarqués. Aucun écrivain du temps, aucun chroniqueur, à notre connaissance, n’en fait mention. Si nous n’avions les chartes et les arrêts des juges, nous ne saurions rien de cette grande réforme judiciaire. Cela prouve qu’elle s’opéra sans résistance, car la foule ne s’aperçoit d’un changement que quand ce changement a provoqué des luttes. C’est la lutte seule qui lui fait comprendre les événemens, et elle les mesure à la vivacité des combats ou des souffrances qu’ils ont coûtés. Aussi les plus grandes révolutions, c’est-à-dire celles qui s’opèrent du consentement de tous, par un progrès lent et par une nécessité naturelle, passent-elles inaperçues des contemporains. C’est ce qui arriva pour cette révolution de l’ordre judiciaire. On ne la vit pour ainsi dire pas s’accomplir, et l’on ne put par conséquent ni en mesurer la gravité ni en deviner les conséquences. Il nous reste à montrer que, par ce seul changement dans les procédés et les allures de la justice, tout l’ordre politique et social du moyen âge allait être bouleversé.


FUSTEL DE COULANGES.