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la loi et sur la peine ; mais autant leur droit était étendu, autant leur responsabilité était lourde. Représentons-nous ce juré du moyen âge. Qu’il soit baron ou bourgeois, peu importe; il a quitté ses affaires pour venir « au plaid; » il a déjà peut-être perdu plusieurs journées à instruire l’affaire, à visiter les lieux, à chercher les coupables et à confronter les témoins; le jour de la délibération venu, il faut qu’il donne son avis sur le fait en litige, il faut qu’il dise en même temps quelle est la loi ou quelle est la coutume, et il faut encore qu’il prononce lui-même quelle doit être la peine. Son opinion, il doit l’exprimer tout haut, en public, devant l’accusé qui le regarde et qui a le droit de l’interpeller. Il sait enfin que celui qu’il condamne va l’appeler pour « faux jugement, » et il doit être prêt à exposer sa vie ou sa fortune pour soutenir l’opinion qu’il croit juste.

Voilà à quel prix les hommes possédaient alors ce que nous appellerions aujourd’hui la liberté de se juger les uns les autres; mais, que cela fût une liberté et un droit, on ne l’eût pas facilement persuadé aux hommes de cette époque. Ils y voyaient plutôt un devoir très rigoureux. Ils l’appelaient « le service de plaid, » et ils le considéraient comme une des plus lourdes charges de la vie sociale de leur temps. Ils le mettaient au même niveau que le service de guerre. Lorsqu’un homme était investi d’un fief, on lui faisait jurer « de faire fidèle service, à savoir guerre et plaid. » Les coutumes féodales considéraient le refus d’assister aux plaids comme un cas de félonie dont le suzerain pouvait à la rigueur s’autoriser pour reprendre le fief. Les coutumes de village spécifiaient fréquemment que le paysan qui manquerait au plaid serait puni d’une amende[1]. Il fallait donc une pénalité pour obliger les hommes à remplir ce devoir de justice. Ils faisaient tous leurs efforts pour s’y soustraire, et demandaient comme une grâce d’en être exemptés. Ils s’adressaient à l’église pour faire arriver leur vœu jusqu’aux rois. Un concile du IXe siècle se faisait l’organe du désir des populations, et réclamait contre ce service de plaid, qui détournait les pauvres de leurs travaux. Déjà auparavant, Charlemagne avait dû accorder « que les pauvres ne seraient plus contraints de se rendre aux plaids; » mais les plaintes continuèrent. Les documens du XIe siècle sont remplis des preuves de la répulsion générale des populations pour l’exercice des fonctions judiciaires. Les paysans surtout considéraient cette obligation d’assister aux plaids comme une des plus cruelles de leurs «corvées. » Ils se plaignaient d’être sans cesse distraits de leurs travaux pour aller juger. Témoin ces paysans de

  1. Hanauer, les Paysans de l’Alsace, p. 26, 100.