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qui se pratiquait alors en France. Les Normands n’avaient fait en cela, comme en toutes choses, que transporter dans leur nouveau pays les usages et les lois de celui qu’ils quittaient. Lorsque le juriste anglais Littleton écrivait en français les lois d’Angleterre, il reproduisait presque trait pour trait les lois de la France, non plus telles qu’elles étaient de son temps, au XVe siècle, mais telles qu’elles avaient été à l’époque où les conquérans étaient venus de Normandie. La langue de ce juriste anglais était la vieille langue française, et ses lois étaient aussi les lois de la vieille France. Quand il parle de ces jureurs qui siègent en assises et qui prononcent aussi bien sur le droit que sur le fait, il décrit une institution que la France n’avait plus de son temps, mais qu’elle avait autrefois possédée aussi complètement que l’Angleterre.


2° COMMENT LE JUGEMENT PAR JURYS DISPARUT EN FRANCE.

Quand un peuple perd une de ses institutions de liberté, il ne doit en général accuser que lui-même. Les droits périssent presque toujours parce que les hommes négligent de les pratiquer. Ils ne leur sont pas arrachés, ils leur tombent des mains. On croirait à première vue que le jugement libre par jurys ait été enlevé à la population française par la violence ou par l’adresse des rois ; à observer les choses de plus près, on voit que c’est le contraire qui est vrai. Les hommes seraient restés en possession du droit de se juger les uns les autres, s’ils n’avaient renoncé d’eux-mêmes à ce droit.

La liberté est toujours un lourd fardeau. Se gouverner soi-même est un travail que les peuples énergiques peuvent seuls entreprendre ; se juger soi-même est aussi une occupation fort laborieuse. À siéger aux assises et aux plaids se perdaient de nombreuses journées : c’était autant d’enlevé ou au travail lucratif ou au plaisir. Ce n’est jamais un jeu que de juger ses semblables. Pour ne pas se laisser duper ou corrompre, il faut une conscience bien sûre ; pour condamner, il faut faire un grand effort sur soi-même. Nous voyons aujourd’hui que beaucoup d’hommes ne se sentent pas dans l’âme la force nécessaire pour prononcer le mot qui entraînera une condamnation ; pourtant le juré d’aujourd’hui ne connaît pas l’accusé, qui est rarement de sa classe et de sa condition ; sociale, et qui n’a jamais eu avec lui aucune relation. Combien fallait-il plus d’énergie et de ferme volonté à une époque où le juré appartenait nécessairement à la même classe que l’accusé, où il était son égal, son pair, son compagnon, souvent son ami, où il avait les mêmes habitudes et les mêmes intérêts que lui, où ils s’é-