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gissait sans que personne sût au juste à qui revenaient les premiers torts. Les consuls et les commandans des bâtimens de guerre étaient enclins à toujours donner raison à leurs nationaux, quoique ceux-ci fussent en plus d’un cas des aventuriers dénués de scrupule. Dans les premiers temps, les affaires de ce genre se terminaient d’une façon sommaire. A la requête du consul, et souvent même sans avoir pris le temps de lui en référer, le commandant militaire débarquait ses hommes, et mettait le feu au village dont les négocians européens avaient lieu de se plaindre. Maintes fois missionnaires et négocians s’éloignaient des ports désignés comme lieux d’échange dans le traité de 1859 : ils pénétraient dans les villes de l’intérieur, y louaient des locaux ou y achetaient des marchandises; puis la foule s’ameutait contre eux et les forçait à prendre la fuite. Le consul invoquait alors en leur faveur l’intervention toute-puissante des canonnières. En général, les mandarins accueillaient toutes les réclamations avec la politesse courtoise et l’inaltérable sérénité de gens passés maîtres en diplomatie; au fond, ils ne demandaient pas mieux que de faire esquiver les coupables, s’il y en avait, et d’apaiser par de belles promesses le courroux des officiers européens. Ceux-ci, désireux de se signaler par une action d’éclat, ne cherchaient de leur côté qu’un prétexte pour montrer leur bravoure; aux argumens dilatoires de l’autorité locale, les étrangers répondaient volontiers par des coups de canon. S’il faut en croire les documens produits devant le parlement britannique, cette justice sommaire eut souvent des conséquences cruelles. Ainsi des enfans, voyant un jour un bateau à vapeur passer devant leur village, s’effraient et prennent la fuite; les parens arrivent, et, croyant à une attaque, ripostent par quelques projectiles inoffensifs : aussitôt le commandant du bateau à vapeur débarque ses matelots, qui incendient le village. Une autre fois, dans l’île de Formose, dont les indigènes sont encore pour la plupart à l’état de barbarie, une rivalité commerciale entre eux et les Européens aboutit à l’effusion du sang. Le consul anglais appelle immédiatement à son secours le commandant d’une canonnière; il s’empare d’une ville du littoral, et en rançonne les habitans. Les abus devinrent tels que le prince Kong, régent de l’empire et oncle du souverain enfant, remit enfin une vive protestation au ministre d’Angleterre, sir Rutherford Alcock, menaçant ce diplomate d’envoyer directement par ambassadeur une plainte au gouvernement britannique, s’il n’était fait droit à sa réclamation. Le gouvernement chinois entendait, disait-il, être traité comme les gouvernemens européens se traitent entre eux. Lorsqu’un étranger est lésé dans sa personne ou dans ses biens, il n’a pas le droit de se faire justice lui-même. Ses compatriotes présens sur les lieux n’ont pas davan-