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disposée à les seconder. La flotte anglaise rentra dans la Mer-Noire, prête à donner la main à l’armée autrichienne ; mais la Russie sut adroitement désarmer ces exigences en concédant de bonne grâce les satisfactions nouvelles qu’on lui demandait. La paix fut enfin conclue aux applaudissemens unanimes de la France.

Au mois de mars 1856, le second empire venait d’atteindre un de ces points culminans où il est difficile de se maintenir ; peut-être cependant eût-il plus aisément échappé aux périls qui le menaçaient, si nous eussions été moins prompts à perdre la mémoire de ceux dont nous avait si complaisamment sauvés la fortune. Les hasards de la guerre ne sont pas un vain mot ; l’héroïsme du soldat et l’élan populaire ne suffisent pas pour les conjurer. Les gros bataillons eux-mêmes ne font pas le sol inviolable ; du moins faut-il, quand on le peut, mettre les gros bataillons de son côté. Nous nous étions engagés dans l’expédition de Crimée avec une méfiance exagérée de nos forces ; vainqueurs, nous tombâmes dans un excès contraire. Heureux ceux qui peuvent se dire : « Nous sommes restés innocens de cette ivresse ! » Il nous avait fallu plusieurs mois pour constituer en Crimée une armée de 80,000 hommes. Les premiers bataillons envoyés à Gallipoli avaient été formés d’emprunts faits à de nombreux régimens dont ils avaient pour ainsi dire épuisé la sève ; l’armée française en cette occasion, comme aux jours de la campagne de 1820 en Espagne, comme à l’époque de la révolution de juillet, n’avait nullement répondu, sous le rapport de l’effectif immédiatement disponible, à l’attente du pays, on peut même dire aux espérances de l’administration. Il y avait donc dans l’organisation de notre état militaire quelque vice caché que des yeux exercés pouvaient seuls découvrir, et auquel il était indispensable d’apporter un prompt remède. La paix, en nous donnant le temps de nous recueillir, devait favoriser ces urgentes réformes ; nous n’avions pas d’intérêt plus pressant ; tous les autres avantages de la situation étaient vains, si devant les richesses accumulées on n’élevait un boulevard que jamais l’étranger ne pourrait franchir. Pour en arriver là, il y avait bien des idées chimériques à rectifier, bien des préventions injustes à vaincre ; cependant c’était à ce prix qu’une impitoyable fatalité avait déjà mis à notre insu la sécurité du pays. En dépit des rêveries qui ont su trouver un si funeste crédit parmi nous, l’histoire des nations sera longtemps encore l’histoire de leurs armées.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.