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à leurs coups, le croyaient protégé par un sortilège. Il s’indignait naïvement d’une croyance qu’il trouvait injurieuse ; c’était pourtant un talisman que ce mâle courage qui lui servait à son insu de bouclier. La main de l’ennemi est moins assurée quand il lui faut ajuster un brave. Les trois années de gouvernement du commandant Bruat ont laissé dans l’Océanie d’impérissables souvenirs. C’est le temps de la conquête, la grande époque qui revit dans toutes les chansons, qui inspire et défraie tous les discours. Quand il n’y eut plus à combattre, le gouverneur, promu au grade de contre-amiral, put songer à quitter Taïti. Il en partit le jour où la reine Pomaré y rentrait soumise et repentante.

Diplomate dans le Levant, général dans l’Océanie, l’amiral Bruat devait trouver l’occasion de montrer encore de plus rares aptitudes. Il arrivait en France au moment où venait d’éclater à Paris la révolution de février. Le gouvernement de la république s’empressa de l’envoyer à Toulon pour y rétablir l’ordre. Des incendies dévastent les Antilles agitées par la récente émancipation des noirs ; de Toulon à peine calmé, on le fait partir pour les Antilles. On ne consultait que son zèle ; on oubliait trop l’état de sa santé. C’est ainsi qu’on vint à bout de cette constitution si robuste, que lui-même d’ailleurs n’avait jamais ménagée. Au retour des Antilles, il semblait qu’il eût suffisamment payé sa dette, et qu’il pouvait enfin songer au repos. Vice-amiral, grand-officier de la Légion d’honneur, membre du conseil d’amirauté, il n’avait plus, à l’âge de cinquante-huit ans, qu’à vivre honoré et tranquille. Le bonheur s’était depuis longtemps assis à son foyer ; rien ne le contraignait, ne l’engageait même à courir de nouveaux hasards. Il ne sut pas résister au besoin d’activité qui le dévorait ; il demanda un commandement, et on le prit au mot. On était trop heureux, dans la situation politique de l’Europe, de trouver de pareilles mains pour leur confier une escadre.

J’ai connu bien des amiraux : quelques-uns, et des plus illustres, m’ont honoré de leur amitié ; mais c’est aux leçons de l’amiral Lalande et de l’amiral Bruat que je dois le peu que j’ai appris. Je me suis toujours fait gloire d’appartenir à leur école. Entre ces deux hommes de mer, j’hésiterais peut-être s’il me fallait désigner un modèle à nos officiers. J’ai souvent entendu mon père hésiter ainsi entre Bruix et Latouche-Tréville. Je crois pouvoir dire cependant que l’amiral Bruat ne saurait servir de modèle à personne. Tout en lui était jet imprévu, inspiration soudaine. Il serait difficile de suivre sa méthode, car jamais homme ne fut moins méthodique. Il vivait dans le bruit et dans l’agitation, tout heureux du tumulte que la pétulance de ses pensées créait autour de lui ; mais il était de ces chefs dont on a si bien dit : « le danger leur éclaircit les idées. »