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Lalande commandait la station ; il mit sans inquiétude le capitaine du Palinure aux prises avec l’habileté redoutable du ministre russe, avec la solennité cauteleuse du président Capo d’Istria. Le Levant, où l’amiral de Rigny avait si victorieusement assis notre influence, était devenu, sous l’inspiration de ce chef éminent, une véritable école de diplomatie pour nos officiers. Le coup d’essai du jeune marin de Colmar fut un coup de maître. Il tint tête à un Russe et à un Phanariote.

Le Palinure, le Grenadier, le Ducouëdic, étaient trois bricks semblables. Le lieutenant Bruat, promu au grade de capitaine de frégate, les commanda successivement, et ne les commanda pas sans faire parler d’eux. Un jour le Grenadier donnait dans la baie de Marmorice, couché sur le flanc et rasant les rochers de si près que le remous de la vague menaçait d’embarquer à bord. Plus tard le Ducouëdic laissait son grand mât tout entier, huniers et perroquets bordés, dans le canal de Myconi. Au retour de cette même campagne, voulant par une nuit obscure montrer à l’Iphigénie qui marchait dans ses eaux le chemin d’une passe étroite, le capitaine Bruat faisait monter son bâtiment sur une pointe de roches, mais, après douze heures de travail, il l’en faisait descendre par un de ces prodiges d’industrie qui lui étaient familiers. Aucune de ces scènes ne déconcertait son sang-froid ; toutes stimulaient son imagination féconde en expédiens. Pourtant, lorsqu’il passa d’un brick sur un vaisseau, il parut comprendre que de pareilles masses ne s’arrachent pas facilement au fond qui les a saisies. L’échouage du Ducouëdic fut son dernier échouage.

Le commandant Bruat était en 1840 le capitaine de pavillon de l’amiral Lalande. Bien que depuis longtemps il eût cessé d’être un écolier, il gagna néanmoins quelque chose à cette école. Je l’ai entendu se féliciter souvent d’avoir appris sur le vaisseau l’Iéna comment on préparait une escadre à la guerre. Nommé quelques années plus tard, après le commandement de l’Iéna et du Triton, gouverneur de Taïti, il eut du même coup à négocier, à coloniser, à combattre. Il avait à peine pris terre, qu’un souffle belliqueux passa comme un orage sur cette île à laquelle il apportait le protectorat de la France. Il marcha sur les retranchemens ennemis à la tête de ses colonnes et montra que l’art de la guerre s’apprend moins qu’il ne se devine. Les retraites du commandant Bruat sont restées à Taïti plus célèbres encore que ses triomphes. Entraînant dans l’attaque, il était surtout admirable quand il fallait conjurer une déroute. Les troupes à sa voix reprenaient confiance. Il les arrêtait sous le feu, et, les portant avec calme en arrière, leur faisait occuper des hauteurs successives, de manière à céder le terrain pas à pas. Les insulaires, qui le voyaient s’exposer chaque jour impunément