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par une fatalité bizarre, semblaient, dans les campagnes les moins aventureuses, se donner rendez-vous sous ses pas. Ses débuts mêmes ne furent pas ordinaires. Arrivant en 1812 de Colmar, sa ville natale, à bord du vaisseau-école le Tourville, naïf et joufflu comme un petit paysan alsacien, il avait étonné ses camarades par son audace plus encore que par son agilité. Dès le premier jour, on le vit grimper à la pomme du grand mât, se suspendre par les pieds sous la hune ou courir au bout de la corne pour y faire, les bras étendus, la renommée. Ruyter, au clocher de Flessingue, ne bravait pas avec plus d’indifférence le vertige. Il était à peine sorti de l’École navale qu’on le citait déjà parmi les bons officiers. NuI ne connaissait mieux que lui les passes de l’Iroise ou du Raz, et n’était plus capable d’y conduire un navire sans pilote.

Ce fut au combat de Navarin qu’il reçut le baptême du feu. Officier de manœuvre du Breslau, il devint, après la campagne de Morée, le capitaine du Silène. Le naufrage de ce brick est resté une des légendes de nos gaillards d’avant. L’équipage était tombé entre les mains des Kabyles. De nombreuses victimes trouvèrent la mort sur la plage ; d’autres furent massacrées dans les montagnes. Le capitaine du Silène fut au nombre des naufragés que les Arabes épargnèrent ; on le conduisit sur les bords de l’Arach. Les officiers du dey attendaient sur l’autre rive les précieux otages que leur envoyait la fortune ; mais l’Arach, grossi par les pluies, ne pouvait se passer à gué. Le capitaine Bruat franchit le torrent à la nage. C’est ainsi qu’il sauva, au péril de ses jours, la vie de ses compagnons. Sans les instances des Turcs, dont il parvint à secouer l’apathie, les Kabyles auraient apporté à Alger plus de têtes coupées qu’ils n’y auraient amené de captifs. Dans la capitale de la régence, on offrait au commandant du brick une prison moins dure que la geôle commune ; il voulut partager des misères dont il savait qu’il allégerait le poids. Après une captivité qui faillit plus d’une fois devenir périlleuse, les portes du cachot où étaient entassés nos marins s’ouvrirent brusquement. Les premières colonnes de l’armée française avaient pénétré dans Alger ; le lieutenant Lamoricière venait délivrer les naufragés du cap Bengut.

L’officier échappé au naufrage y laisse généralement une partie de son audace. Le capitaine du Silène se montra plus audacieux encore quand on lui eut donné le commandement du Palinure ; il conduisit ce brick de 20 canons dans le Levant, et ce fut là que, pendant l’automne de 1830, je le rencontrai. Je n’étais alors qu’un aspirant, mais tous les aspirans connaissaient ce lieutenant de vaisseau qui semblait plus jeune qu’eux. Déjà cependant Bruat avait su prendre rang parmi les officiers d’avenir qu’un jugement précoce rendait propres aux missions délicates. Le capitaine de vaisseau