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rien n’avait trahi chez lui l’inquiétude. S’il interrompait parfois ses gémissemens, c’était pour s’informer de la situation de l’escadre, de l’état du temps, des précautions prises. L’amertume du terrible passage paraissait lui avoir été épargnée. Nous pouvions croire qu’il avait perdu le sentiment avant d’avoir eu conscience du danger qu’il courait ; mais, au moment où le prêtre prononçait les paroles suprêmes, son regard presque éteint sembla se ranimer. Il le promena lentement autour de lui. On eût dit qu’il cherchait je ne sais quel objet et qu’il s’inquiétait de ne pas le retrouver. Ses yeux rencontrèrent enfin un portrait en pied qui était appendu à une des cloisons de la galerie. Ce portrait était celui d’une femme qui n’avait pas seulement embelli l’existence à laquelle le sort l’avait associée, mais qui, jeune encore, parée de toutes les vertus et de toutes les grâces, avait su montrer à cette existence, aujourd’hui si noblement remplie, autrefois si prompte à se prodiguer, la voie qu’elle devait suivre et le but où elle devait tendre. Dès qu’ils eurent retrouvé cette chère image, les yeux de l’amiral ne s’en détournèrent plus. Bientôt les lèvres déjà glacées s’entr’ouvrirent, la tête, qui s’était légèrement soulevée, retomba inerte. Nous n’avions plus devant nous que des dépouilles insensibles, honorées encore de nos larmes.

La nouvelle de la perte immense que venaient de faire la marine et la France fut transmise à l’escadre par signal. Elle porta la consternation à bord de tous les bâtimens. L’amiral était adoré des officiers et des équipages. Il avait ces qualités brillantes qui séduisent les masses : la bravoure héroïque et l’affabilité ; mais ce qui ajoutait encore à l’impression générale, c’était cet effroi dont on ne pouvait se défendre en songeant qu’un bonheur, bâti pierre à pierre, s’écroulait au moment même où rien ne lui manquait. La fortune semblait n’avoir comblé cet illustre favori que pour rendre plus amère la déception qu’elle lui préparait. Quelle leçon pour ceux qui seraient tentés de mettre leur espoir dans les trompeuses promesses de ce monde, et qui n’attendraient leur récompense que d’un si mauvais maître ! Il est cependant, même en ce monde, un prix qui peut encore séduire les âmes élevées. L’homme passe ; son souvenir reste. Ce souci de l’opinion que l’on peut laisser après soi m’a toujours paru une des preuves les plus incontestables de l’immatérialité de notre être. Il est la grande préoccupation et le tout-puissant mobile des héros. L’amiral Bruat l’avait au suprême degré. Que ne puis-je, en rappelant ici ses services, consacrer à jamais sa mémoire !

Les épisodes de sa vie maritime avaient formé un singulier contraste avec la langueur de nos carrières paisibles. Les aventures,