Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le peu d’effet qu’avaient eu les boulets ennemis sur les carapaces de la Lave, de la Dévastation et de la Tonnante. Devant ces ébauches informes, il pressentit un type plus perfectionné qui ne tarderait pas à prendre possession des mers. « Voilà, dit-il, les bâtimens que désormais il faut construire. » Combien peu de jeunes officiers se montraient alors aussi résolus que ce glorieux vétéran !

La possession de Kinburn aurait dû nous conduire jusqu’à Nikolaïef. Les Russes avaient fait sauter les fortifications d’Ochakof, comme s’ils eussent voulu écarter de leurs propres mains les obstacles qui pouvaient gêner notre route. On eut un instant l’idée de remonter le Bug. Si nous avions mis cette pensée à exécution, notre triomphe aurait eu bien autrement de portée et d’éclat. Il paraît qu’à Nikolaïef l’émotion était grande et qu’on n’y préparait pas une défense bien opiniâtre. Nous reculâmes devant la crainte d’engager une nouvelle opération dans une saison où le moindre délai pouvait devenir funeste. L’hiver arrivait à grands pas, et l’hiver de Nikolaïef est encore plus terrible que celui de Sébastopol. La garnison et les bâtimens que nous laissâmes à l’entrée du Dnieper en allaient faire l’épreuve. L’occupation de Kinburn pendant l’hiver de 1856 est un des épisodes les plus curieux de la campagne de Crimée. Elle mit nos marins en présence de tous les périls d’une campagne polaire. Prolongée avec une remarquable constance jusqu’à la conclusion de la paix, elle eût pu avoir de très graves conséquences pour la Russie, s’il fût entré dans les plans des alliés d’exclure définitivement cette puissance des bords de la Mer-Noire ; mais les projets des alliés n’allaient pas jusque-là. La guerre touchait à son terme.


IV.

Après avoir pris toutes les dispositions nécessaires pour assurer la conservation de leur conquête, les escadres avaient fait route pour Kamiesh. Les armées alliées s’étaient solidement établies dans la presqu’île Chersonèse, les Russes restaient en possession de la rive septentrionale du port ; l’hiver devait amener une trêve forcée entre les belligérans. L’ordre arriva de Paris de renvoyer en France la garde impériale. Ces magnifiques régimens furent reçus à bord des bâtimens qui revenaient de Kinburn ; l’amiral Bruat, relevé de son laborieux commandement, se chargea de les ramener à Toulon. Quel retour triomphal nous présageait ce départ salué des acclamations des deux flottes ! S’il convient d’être modeste dans la fortune, c’est surtout quand cette fortune est faite du deuil et des larmes des autres. Malheureusement il n’en est pas ainsi, et la joie des soldats est peut-être, de toutes les joies hu-