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fois était loin d’être aussi redoutable ; tout fut calculé cependant pour triompher de la résistance la plus sérieuse. Vers dix heures du matin, les batteries flottantes mouillèrent à 1,200 mètres environ des remparts ; leurs premières bordées firent voler en éclats la maçonnerie. La brèche commença bientôt à se dessiner. Les projectiles russes au contraire se brisèrent sur une armure qui parut en garder à peine l’empreinte. Les bombardes et les canonnières secondaient par un feu violent cette première attaque. Un vaste incendie, allumé par nos bombes, menaçait de gagner la poudrière. Le moment était venu pour les dix vaisseaux de ligne de prendre part au combat ; ils s’avancèrent de front. Arrivés à 1,800 mètres du fort, ils n’avaient plus qu’un pied d’eau sous la quille ; ils mouillèrent alors une ancre à jet de l’arrière, une grosse ancre de l’avant. Quelques minutes après, rangés beaupré sur poupe, ils présentaient à l’ennemi les gueules de 500 bouches à feu. Une division composée du vaisseau anglais l’Hannibal et de frégates à roues franchissait en même temps la passe d’Ochakof. C’en était trop pour une garnison déjà démoralisée ; elle courut se réfugier dans les fossés creusés le long du fleuve ; une explosion formidable pouvait l’y anéantir, si on laissait les flammes continuer leurs ravages ; la générosité de l’amiral Bruat s’émut du danger que courait un ennemi qui avait renoncé à se défendre. Il fit arborer à bord du Montebello le pavillon de parlementaire ; les aides-de-camp des deux amiraux alliés portèrent au général Kokonowitch, qui commandait la place, un projet de capitulation.

Les conditions offertes étaient telles que devait les attendre une situation vraiment désespérée ; la place serait rendue dans l’état où elle se trouvait, avec son matériel intact ; les 1,500 hommes qui en formaient la garnison se constitueraient prisonniers. La seule concession qu’on put faire à leur courage, c’était de les laisser sortir de la forteresse avec les honneurs de la guerre. Ces propositions n’obtinrent point de prime abord l’assentiment du conseil de défense assemblé par le général Kokonovitch. Un vif débat s’engagea, et nous fûmes un instant exposés à nous voir contraints de raser une place que nous avions tout intérêt à ménager. Les défenseurs de Kinburn ne se croyaient pas dégagés de leurs obligations militaires « tant qu’ils n’auraient pas subi un assaut au corps de place. » Ce n’était pas pour cela que nous avions amené à l’embouchure du Dnieper nos bombardes et nos batteries flottantes ; Kinburn nous fut enfin livré, et nous nous empressâmes d’y éteindre l’incendie.

La prise de ce fort n’était pas un bien grand fait de guerre, mais elle était un grand fait historique, car elle marquait l’avènement d’une marine nouvelle. L’amiral Lyons, dont l’esprit était prompt et ouvert à tous les progrès, n’hésita pas à se prononcer. Il constata