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ment fut extrême. Il n’avait jamais mesuré dans son imagination l’étendue qu’à cette heure son regard embrassait. « Nous avons, dit-il à son état-major, attaqué l’immensité. » La disposition du terrain nous avait en effet dissimulé jusqu’alors les divers plans qui se succédaient de ravin en ravin. Le dernier plan devait naturellement nous sembler beaucoup plus rapproché qu’il ne l’était en réalité. Le général Todleben avait reporté la défense assez loin pour qu’une armée tout entière pût s’établir et résider dans la place. Nous nous étions longtemps heurtés au périmètre de cette vaste enceinte sans discerner au juste par quel endroit nous pourrions l’entamer. Une voix inconnue prononça enfin le mot magique. Le premier qui cria « Malakof ! » nous donna la clé de Sébastopol. Maîtres de cette hauteur, nous prenions toutes les positions des Russes à revers.

Il est difficile de savoir aujourd’hui à qui revient le mérite d’une inspiration qui fut bientôt la clameur de la foule. Discerner le nœud stratégique d’une campagne, dresser des plans habiles, ce n’est pas sans doute le lot d’un esprit vulgaire. On a vu le général Bonaparte, obscur encore et retenu loin du théâtre de la guerre, arracher l’armée d’Italie à une défensive stérile. La victoire de Loano, remportée par Scherer, fut en partie son ouvrage ; mais le meilleur plan ne peut réussir quand l’exécution manque de vigueur. Ce que vaut l’exécution dans les opérations militaires, la campagne de Crimée nous l’a montré à diverses reprises. Les Russes auraient dû triompher à l’Alma, à Inkermann, à Traktir ; les tacticiens de Saint-Pétersbourg avaient quelque droit d’y compter. Ce qu’ils n’avaient pas fait entrer dans leurs calculs, c’était l’élan irrésistible du soldat français, la solidité inébranlable de l’infanterie anglaise. Ils jugèrent mal la valeur relative des troupes placées sur l’échiquier. C’est ainsi qu’ils usèrent près de 600,000 hommes qui ne revirent jamais le drapeau. L’empereur Napoléon avait commis la même erreur dans la campagne de Saxe. Le général Pélissier dut au contraire la victoire à une appréciation exacte des élémens de succès qu’il avait entre les mains. Il ne se perdit pas dans des combinaisons subtiles ; il alla droit au fait, brutalement quelquefois, sérieusement toujours. Le sérieux et la sincérité étaient la marque de ce grand caractère. Il n’y avait rien en lui du héros de roman : c’était une volonté. Quand elle se manifeste avec ce degré d’énergie, la volonté peut, aussi bien que le génie, gagner des batailles. Le ciel du reste, d’un bout de la campagne à l’autre, ne cessa de nous susciter l’homme dont nous avions besoin ; il combattait alors avec nous. Pour nous conduire en Crimée, il nous donna l’esprit d’aventure, l’héroïque insouciance du premier commandant en chef ; pour